J’ai découvert Carlos Ferrand il y a 6 ans, interpelé à Montréal par mon amie réalisatrice québécoise Michka Saäl : « Comment se fait-il que toi qui t’intéresses aux cinéastes documentaristes québécois tu n’aies encore jamais entendu parler de Carlos ? » En rentrant en France, je me suis alors empressé de visionner le DVD du film Americano (2007) qu’elle m’avait gentiment offert. Et là, quel fut mon émerveillement de découvrir, à travers cette œuvre, toute la richesse et la poésie de ce cinéaste, hélas, trop peu montré de ce côté-ci de l’Atlantique ! Dès le festival suivant (DOC-Cévennes 2015), la programmation de ce film servit de prétexte à provoquer la rencontre des Cévennes avec ce grand réalisateur « panaméricain » comme il aime à se définir.
À l’instar de sa consœur Michka Saäl, Carlos Ferrand est un cinéaste de l’exil, toujours à l’étroit dans le costume d’une seule identité (sic). Né à Lima (Pérou), il part faire des études aux USA, avant de s’envoler pour Bruxelles où il étudie le cinéma. Après avoir vagabondé en Europe, il retourne au Pérou où il sera le cinéaste officiel de la Réforme Agraire. Contraint à l’exil, il vivra dans un squat d’Amsterdam, puis obtiendra un visa pour le Québec où il finir par s’installer plus durablement. C’est là que commencera sa deuxième vie de cinéaste, mais toujours sur la route, attiré qu’il est par l’Amérique latine et les peuples autochtones. Cette mobilité est, je pense, le premier trait commun marquant avec Walter Benjamin que l’on peut lui trouver. Un second serait sans nul doute, la spiritualité que Carlos Ferrand assume ainsi : « devant l’existence, comment ne pas s’extasier ? C’est cela que j’appelle spiritualité. Je regrette que l’on réduise souvent, à tort, ce concept à des croyances, à des religions, car c’est quelque chose de plus vaste. Cela dit, ces dernières sont une source d’émerveillement, pour peu que l’on ait la curiosité de voir l’héritage culturel qu’elles véhiculent. » Mais je dirais que, plus largement, ce qui rapproche ces deux hommes est une curiosité maladive, insatiable.
Pas étonnant, donc, que le chemin de pensée de Carlos Ferrand ait croisé, il y a plus de 40 ans, celui de Walter Benjamin : « C’est un processus absolument merveilleux pendant lequel je ne me suis senti amoindri de ne pas comprendre. » C’est de cette quête qu’est né cet essai documentaire 13, un ludodrame sur Walter Benjamin, comme l’explique Frédéric Bouchard, critique de cinéma québécois : « D’aussi loin qu’il se souvienne, Carlos Ferrand est habité par le désir de faire un film sur l’œuvre et la vie de Walter Benjamin. » Cela explique que ce projet ait pris 7 années à Carlos Ferrand, un clin d’œil (ou un signe) dans la tradition judaïque où la 7e année et celle du jubilé, l’année sabbatique qui marque la fin d’un cycle. Mais cette longue s’inscrit dans une démarche assumée du réalisateur : « On ne peut pas faire un documentaire en un an : la première année on croit savoir. Or, il faut se libérer des idées préconçues. Pour faire quelque chose de solide, qui fait réfléchir, il faut au moins 4 ans selon moi. D’ailleurs, je passe 7 mois rien que sur le montage de mes films. »
À la lecture du titre de film, il nous vient naturellement à l’esprit une première question : pourquoi 13 ? Carlos Ferrand y répond, non sans humour : « 13, pour jouer avec le feu ; 13, pour incarner la malchance qui poursuivit Benjamin toute sa vie ; 13, pour rester dans le monde de la Kabbale, ou le chiffre est porte-bonheur. » Et l’on peut ajouter que, sans trahir l’intrigue, c’est aussi la structure du film, en 13 courts chapitres. Ensuite la question suivante est ce mot ludodrame, néologisme inventé par le réalisateur qu’il définit ainsi : « pour Walter Benjamin, le jeu dans la vie des enfants était fondamental, pour ne pas dire sacré (ludus «jeu, amusement.») Et ne s'attarder qu'au drame dans la vie de Benjamin serait trop mélodramatique. » D’ailleurs, ce qui plaît à Ferrand dans l’approche singulière qu’a Benjamin de l’enfance, se trouve dans son opposition à la conception qu’en donne Piaget (son contemporain pour qui l’enfance n’est qu’un passage vers l’âge adulte). Pour Benjamin, perdre sa part d’enfance à l’âge adulte serait juste dommage. Mais ce mot ludodrame est également assumé par le réalisateur parce qu’il colle aussi à la personnalité de Walter Benjamin : d’abord « mon oeil de caméraman était d'abord attiré par son apparence chaplinesque, maladroite, timide, myope, attendrissante » ; ensuite, c’est un personnage baroque aussi dans ses contradictions : « accroc aux jeux de hasard... intellectuel de haute voltige, fan de Mickey Mouse... premier traducteur de Proust, collectionneur compulsif de livres rares... aimant les boules à neige en verre » ; enfin, cette enquête sur la vie de de Walter Benjamin, s’est révélée particulièrement délicate à doser : « je suis devenu fakir, car le lit sur lequel je devais me coucher était hérissé de pics. Il y avait le clou communiste, le clou surréaliste, le clou esthétique et le clou théologique. (Tu appuies trop et c'est ouch!) Walter Benjamin ne fait pas autorité ; comme dit Hannah Arendt, il ne savait nager ni avec le courant ni contre le courant. Il a créé ce que les psychanalystes désignent comme un territoire transitionnel ; un état, produit aussi par le jeu, qui encourage l'ambivalence et la multiplicité des significations -infiniment plus vastes que celles du «like» ou «don't like» de Facebook. L'esthétique de ce ludodrame est influencée par le pop-up book, livre tridimensionnel pour enfants. Sa structure s'accorde à la valeur que Benjamin donnait au format catalogue. » Il fallait donc, pour le cinéaste, jongler avec les différentes facettes du personnage et créer un univers à son image. Pour Carlos Ferrand, Walter Benjamin se dérobe à l’emploi des conventions d’usage du documentaire. On ne pouvait donc pas faire un film linéaire présentant sa vie et son œuvre à grand renforts de spécialistes. Le ludodrame est donc autre chose.
Pour construire cet essai documentaire, Carlos Ferrand s’est attaché à faire sienne « la mécanique » benjaminienne. À la manière du Livre des passages, œuvre d’inspiration surréaliste sur les passages parisiens qui finit par donner une tentative d'interprétation globale du XIXe siècle, ce film est, lui aussi une déambulation à travers l’Europe (de Paris à Moscou et de Berlin à Marseille) où le réalisateur part en quête de Walter Benjamin.
Formellement, l’animation est très présente dans le film et il a nécessité pour Carlos Ferrand de rassembler une équipe de 4 personnes, chacune avec son univers esthétique, allant de l’image de synthèse à la peinture, en passant par des figurines animées en stop-motion. Tout cet univers renvoie à l’imaginaire de l’enfance et en particulier une marionnette à l’effigie de Benjamin. Même si le réalisateur possédait déjà sa trame narrative avec un story-board, il a souhaité que plusieurs esthétiques cohabitent dans son film, afin de relever la dimension hybride et fragmentaire de l’œuvre de Benjamin. Ces animations dialoguent parfaitement avec les citations tirées des écrits de l’auteur ou encore des commentaires de réalisation. Les deux propos se distinguent par l’emploi deux voix-off : l’une masculine avec un fort accent allemand pour Benjamin, l’autre féminine pour le commentaire. Ce savant mélange de sons et de couleurs créent une explosion sensorielle mieux à même de faire ressentir au spectateur l’approche benjaminienne.
Mais surtout ce film est habité par l’émotion et la poésie de Carlos Ferrand qui se dévoile par moments, comme lorsque ressurgissent des images d’archives, volontairement saturées, tournées par le réalisateur dans les Andes et en Amazonie au début de sa carrière dans les années 1970. Dans ce passage est présenté un texte de Benjamin méconnu : le compte rendu d’un livre intitulé Bartholomé de las Casas « père des Indiens ». Benjamin y prend fait et cause pour les peuples autochtones opprimés. Ces positions anticolonialistes et anti-impérialistes résonnent avec l’œuvre du cinéaste 40 ans plus tôt, elle-même visible en arrière-plan. De même, un passage du film concerne la représentation que se fait Benjamin du cinéma avec, notamment cette citation : « le plaisir que l’on prend au monde des images ne se nourrit-il pas d’un sombre défi au savoir ? » Derrière cette citation se cache encore la position du cinéaste qui, rappelons-le, à l’instar de Benjamin est aussi un auteur : « L’écriture m’intéresse et le cinéma est un métier d’écriture avant l’image. Il faut écrire pour avoir les financements. Mais j’aime surtout lire et je dois avouer que je suis assez ignorant du cinéma d’auteur. À la limite je préfère les films d’action, c’est fascinant, pulsionnel. » Carlos Ferrand prône donc plutôt un cinéma de l’émotion et se méfie de l’esprit cinéphile qui impose un savoir et un univers esthétique déterminé. C’est dans ce même esprit qu’il préfère nous faire ressentir Walter Benjamin, plutôt que de nous l’expliquer de manière académique.