Entretien avec Pierre Audebert
C’est vrai qu’un des domaines où j’interviens le moins, c’est la programmation. J’ai bien un ciné-club à Montréal tous les vendredis soirs ( Les projections libérantes ) depuis vingt-cinq ans à la Casa obscura, mais ces derniers temps, j’ai aussi été approché par des festivals comme celui-ci, soit somme programmateur, soit comme conseiller sur les films québécois parce que j’ai développé une bonne expertise du cinéma québécois au fil du temps, autant des films de patrimoine que des films récents. Critique de cinéma, ça par contre je ne le fais plus. C’était mon premier métier… Mais il m’arrive d’écrire quelques textes pour des revues spécialisées comme 24 images mais il s’agit plutôt d’analyses de tendances ou des choses de ce genre là.
Oui ! Ce qui est drôle, c’est que j’en écris surtout sur la fiction alors que moi je suis spécialisé en documentaire.
On avait quand même le thème du festival (« Tout va bien » ) pour nous ouvrir le chemin et nous guider dans nos choix de programmation. Il y avait ensuite le fait qu’une bonne partie de la programmation est constituée de ce qu’on appelle au Québec des films « indépendants », c’est à dire des films autoproduits ou au moins des œuvres sur lesquelles les auteurs gardent tout le contrôle, tant au plan de la forme que du contenu. Une bonne partie des déplacements et des frais liés à la programmation des films québécois étaient pris en charge par le Conseil des Arts et des Lettres du Québec qui justement finance des films indépendants et créatifs et qui dans une grande majorité des cas, sont réalisés sans l’aide de la télévision. Il fallait aussi que les films soient de bonne qualité, qu’ils puissent établir entre eux un dialogue à différents niveaux. Par exemple Call shop Istanbul et Combat au bout de la nuit… Ce sont deux films avec une forme impressionniste et qui traitent de façon plutôt créative de la question des migrants, mais chacun d’un côté opposé de la mer Égée, chacun à sa façon et avec le contexte l’un d’Istanbul, l’autre d’Athènes – enfin certains plans sont tournés ailleurs en Grèce mais Combat se déroule surtout à Athènes. Parfois ce sont des dialogues sur ou autour de la forme. Par exemple le court-métrage de Catherine Hébert, Hier à Nyassan est une espèce de déambulation dans la plaine rizicole du Sourou au Burkina Faso, dans lequel on peut voir les conditions de vie des agriculteurs burkinabés. On peut lire plein de choses sur leur visages ou dans leur regard. Si le sujet est radicalement différent, cette forme là s’approche du film de Jean-François Lesage, sorte de « dérive situationniste » (rire) sur le Mont-Royal.
Combat au bout de la nuit (Sylvain L'Espérance, 2016)
Oui, même chose aussi avec Call shop Istanbul… Après, un film comme Nous autres, les autres ou encore Retour aux sources, ce sont là encore des films qui parlent du rapport à l’autre, du rapport à l’identité, aux origines, qui parlent de parcours, un vers le Québec, l’autre vers l’extérieur avec ce graffeur qui retourne au Cambodge. Enfin le film de Zayné Akyol et celui d’Amy Miller abordent des sujets contemporains de façons différentes. Dans le fond, c’est bien d’avoir un spectre assez large pour couvrir aussi tous les styles mais à chaque fois en restant dans des sujets à la fois forts et contemporains.
C’est une question pour laquelle je ne suis pas sûr d’avoir une réponse ! ( éclate de rire ) Il est vrai qu’au début l’école du cinéma direct a été forte et que ça a jeté des bases solides. C’est la même chose que pour le cinéma d’animation et cette école est toujours très présente à l’ONF. Il y a aussi des conditions de financement plus favorables que dans d’autres pays. Et puis au Québec, les cinéastes les plus engagés au plan politique s’expriment beaucoup par le documentaire. Il y a assez peu de fictions politiques. C’est donc peut-être une sorte d’exutoire...
Ah non… Ma diffusion n’est pas itinérante du tout ! La casa obscura est un lieu fixe. J’ai bien été projectionniste itinérant il y a bien longtemps, au début des années 90. C’était exclusivement québécois, un peu en région, un peu sur Montréal…
Un peu de tout : fiction, documentaire, courts ou longs et de toutes les époques.
Oui… C’est sûr que nous n’avons pas d’aide à la diffusion comme il en existe en France pour les salles d’Art et essai. Des aides existent bien mais pas assez pour créer une dynamique. Et puis c’est insuffisant au niveau de l’éducation cinématographique. Et si les gens ne connaissent pas, ils ne vont pas avoir envie d’aller voir.
il y a bien des initiatives, mais cela reste timide par rapport ce qui se passe dans d’autres pays. Mais c’est vrai que des efforts sont faits. Par exemple les RIDM organisent des projections et des rencontres avec les cinéastes en milieu scolaire. Idem pour d’autres festivals… Il y a aussi le programme national « L’œil cinéma ». Mais le ministère de l’Éducation n’alloue pas assez de moyens. Ces initiatives restent trop disparates et ne sont pas cohérentes. C’est un des problèmes...
D’abord il est important de bien comprendre qu’il y a toujours deux niveaux : le fédéral et le provincial. Le Québec est la province la mieux nantie pour les arts et la Culture parce qu’on veut défendre notre langue, notre identité, notre culture, blablabla… Il y a donc plus d’argent qu’ailleurs. C’est aussi ce qui fait que nous avons énormément d’artistes au Québec – c’est fou ! - et dans toutes les disciplines ! Au niveau provincial, il y a donc le Conseil des Arts et des Lettres du Québec et qui a son pendant au niveau fédéral, le Conseil des Arts du Canada. Ces deux organismes sont hyper importants pour le cinéma de création parce qu’ils donnent de l’argent sans pour autant s’immiscer dans le processus créatif.
Un amour d'été (Jean-François Lesage, 2016)
Oui. Et l’expérimental, l’animation… Ils sont gouvernés par le principe du « Arm’s length », la longueur d’un bras, ce qui veut dire qu’ils se tiennent à distance. Ils ne vont jamais intervenir de quelque façon que ce soit. Les subventions sont octroyées par des jurys de pairs. Des cinéastes qui octroient à d’autres cinéastes des subventions, soit de développement ( écriture ), soit de production ( tournage, post-production ). Au niveau provincial toujours, il y a la SODEC ( Société de Développement des Entreprises Culturelles ) qui elle, finance un petit peu le documentaire de création, mais beaucoup plus le documentaire pour la télévision. Du côté fédéral, Téléfilm Canada finance essentiellement des productions à gros budget et très peu de documentaire. Il y a aussi l’Office National du Film qui est une sorte de studio d’état à la mode soviétique et qui d’ailleurs n’existe pas ailleurs. Ils produisent et coproduisent des films et ont surtout un programme absolument essentiel pour des cinéastes comme Sylvain L’Espérance et moi-même, ou encore Jean-François Lesage et plus généralement tous les indépendants, l’Aide au Cinéma Indépendant - ACIC ou ACIQ selon les années. C’est essentiellement une aide en services mais cela peut parfois être aussi numéraire pour payer des services : salles de montage, montage en ligne…
Oui j’allais d’ailleurs en arriver aux Centres d’artistes autogérés, qui sont un élément fondamental de l’équation. Alors il y a Main film, Prim, Vidéographe, Spira… Ils sont présents sur tout le territoire québécois, y compris dans les régions éloignées ou semi-éloignée selon comment on voit les choses…
Non, ça c’est une initiative privée, mais ils reçoivent quand même des fonds du Conseil des Arts du Canada… Mais les centres autogérés sont aussi financés par les deux Conseils des Arts. Dernière chose, les crédits d’impôts. Le plus important pour les cinéastes indépendants, Le Crédit d’impôt du Québec. Le fédéral étant plus lorsqu’il y a des investissements privés donc des télédiffuseurs, des chaînes… Et voilà, on a fait le tour.
Non, c’est sûr qu’il y a plus de subventions chez nous pour le cinéma documentaire. La fiction, c’est autre chose...
Bien sûr… Le spectre de la création documentaire est tellement large… Il y en a plein !
( il réfléchit )… Le documentaire le plus expérimental. Les approches y sont tellement variées...
Non, ce n’est pas pour cette raison qu’on ne les a pas présentés ici. D’ailleurs il y en avait l’année passée et l’année précédente. Ce sont des approches non-traditionnelles mais il n’y a pas non plus de trucs complètement éclatés… Moi j’aime beaucoup ce genre d’essais documentaires.
Combat au bout de la nuit (Sylvain L'Espérance, 2016)
Mais moi je n’ai jamais remarqué qu’il y avait à ce sujet là une différence entre les cinéastes québécois et ceux d’ailleurs ! J’ai l’impression que les autrichiens, les belges ou les français filment tout autant à l’étranger. Comme je le disais, beaucoup de documentaristes québécois font des films politiques. Il y a des sujets internationaux et des sujets locaux. On peut faire un film sur les pipelines ou sur l’exploitation forestière. Mais il y a quand même des sujets comme le néo-libéralisme ou l’agriculture qui nécessitent une vision plus mondiale. Après, cela vient peut-être aussi de financements suffisants pour se permettre de tourner à l’étranger. Il est clair que cela coûte plus cher !
( il rectifie ) Ces trente dernières années ! Je dirais que Sylvain est de l’école de Joan Van der Keuken, dans son côté poétique. Certes, il a aussi reçu l’influence des cinéastes québécois, c’est indéniable. J’aime beaucoup ce type de cinéma qu’on peut qualifier d’impressionniste, qui procède par touches. On n’a pas toutes les clés, ni toute l’information pour nous bourrer le crâne avec une thèse ou un sujet. On est juste pris dans le maelstrom du film. Des idées nous traversent… Mais c’est à nous de faire nos propres déductions à partir de ce que l’on voit, ou plutôt inductions. Je trouve aussi intéressant que ce type de films existe à côté de celui d’Amy Miller qui lui est justement plus explicatif, dans la transmission d’informations.
Alors moi je ne ne connaissais pas ce terme ! ( rire ) mais je trouve important que ces deux types de documentaires coexistent. Un qui nous permet de divaguer à l’intérieur du film, de s’y perdre, de se rattraper… On en sort avec une toute autre impression que dans le cas d’un film très utile pédagogiquement mais peut-être plus classique. Mais d’autres veulent plutôt transmettre des informations importantes sur certains sujets...
Ah, je n’ai pas vu Demain... ( rire ) Amy est une personne profondément politisée au plan militant. Elle est très conséquente avec toutes ses idées. Elle fait partie de cette mouvance des « cultural studies », qui s’intéressent au pouvoir, où il se trouve et comment il est exercé… Pour donner un exemple, pour elle, le Demain de Mélanie Laurent est un « white girl’s adventure » ! ( rire ) Mais elle est aussi critique avec le film de Santiago Bertolino, Un journaliste au front, qu’elle qualifie de « White boy’s adventure » ( rires ). Par exemple, elle défend beaucoup la cause autochtone mais jamais elle n’irait les filmer sans s’être assurée d’avoir reçu leur appui total et de filmer AVEC eux. Donc ça ce sont des différences fondamentales entre le cinéma de Amy et d’autres gens qui vont juste passer faire un sujet à un endroit. Elle est totalement impliquée dans ces causes et dans ces réseaux là.
Le pouvoir de demain (Amy Miller, 2016)
Je ne sais pas et d’ailleurs je ne sais pas ce qu’elle en pense, il faudra lui demander. Moi j’ai un sentiment très ambivalent : à la fois ils font du bon boulot mais ils ont aussi une attitude paternaliste que je n’aime pas trop… Mais Chloé Leriche est une bonne amie à moi et défend le Wapikoni par exemple. Des gens ont travaillé pour eux et en sont sortis très amers. d’autres trouvent ça fabuleux. Tout dépend des points de vue !
Oui je le pense. D’ailleurs ici dans les présentations à Doc-Cévennes, ça a vraiment suscité l’intérêt des gens. Il y a un moment où la société évolue plus vite que les arts et où on se retrouve avec une société aux origines très diversifiées. Or les artistes sont surtout des hommes blancs. D’où l’intégration de ce qu’on appelle au Québec la « diversité culturelle » dans les arts… Au Canada anglais, c’est extrêmement intégré par rapport au Québec. Nous au Québec, on sort à peine - enfin je ne suis mêmes pas sûr qu’on en soit vraiment sortis...- de cette quête identitaire, de cette remise en question, de cet éveil à sa propre identité. On est aussi très soucieux de protéger notre langue et notre culture au sein de cet océan anglophone.
Oui, je connais quelques films.
Je ne saurais expliquer pourquoi il est si peu connu de nos jours mais il est important que ces films là continuent d’exister. Idem pour les pièces de théâtre en français qui parlent de sujets québécois, au sens traditionnel du terme… Mais je trouve bien que les cinq protagonistes du film de Jean-Claude Coulbois soient mis en lumière pour nous faire comprendre ces choses là. Ainsi, il y a une sorte de rattrapage du théâtre sur la société. Au Québec, le décalage est plus important que dans le reste du Canada et il faut rattraper le temps perdu. Je trouve son film très convaincant à cet égard. Les personnes et la façon dont il les a filmées, tout cela développe l’engouement pour leur travail.
Nous autres, les autres (Jean-Claude Coulbois, 2016)
Son personnage, ce journaliste qu’il a filmé, parle peu de lui-même, mais beaucoup plus de son travail ou du travail avec d’autres intervenants du film. Il permet justement au spectateur de voir qu’il existe un autre type de journalisme possible, tout en prenant conscience de la précarité de leur métier. Ces journalistes pigistes de guerre sont vraiment mal payés alors qu’ils risquent leur vie ! Je pense que cela peut donc éveiller l’intérêt chez des gens qui méconnaissaient leur travail ou pour des médias similaires. Mais il est sûr que le bruit de fond des médias de masse est particulièrement fort et même s’il existe plusieurs médias alternatifs, les gens n’ont pas encore le réflexe de les consulter, enfin dans leur grande majorité. J’espère que le film de Santiago amènera les gens à être plus curieux d’autre chose, même si les gens qui vont voir des documentaires sont déjà des familiers des médias alternatifs.
… Que je n’ai pas vu !
Oui, il y a plus de perméabilité. Et c’est encore plus vrai du cinéma expérimental. Les québécois connaissent très bien ce qui se fait ailleurs dans le Canada anglais.
Mais même dans les cinéastes contemporains… Il y en a d’excellents au Québec et au Canada anglais. Ces réalisateurs là sont beaucoup plus facilement en relation que les documentaristes qui eux-mêmes le sont plus encore que les cinéastes de fiction. C’est aussi qu’au Canada, il ne se passe pas grand-chose en matière de fiction. C’est souvent très traditionnel et il y a peu d’auteurs créatifs. Attention il y en a ! Mais moins. Le problème, c’est aussi que le public canadien anglais ne va pas voir de films canadiens anglais. La fréquentation est très faible par rapport à celle du Québec qui n’est déjà pas comparable à celle de la France ou à d’autres cinématographies nationales fortes. Le Québec se débrouille quand même pas trop mal ! Et à travers ces centres d’artistes autogérés, il y a toujours des ponts, un espèce de réseau entre le Canada anglais et le Québec, les gens se croisent dans les festivals... Mais le fait est que peu de films canadiens anglais vont sortir en salle à Montréal. Très peu ! Sauf s’il s’agit d’anglophones du Québec comme Amy Miller.
Oui mais après ça vient peut-être des membres de l’équipe présente cette année et qui étaient particulièrement enclins à fraterniser. Une chose est certaine : des liens très forts se sont créés pendant la semaine. On a même eu une journée « team building » en canoë ! (rires) C’est un truc très particulier et assez formidable qui nous est arrivé cette semaine à Doc-Cévennes. Au Québec, on ne vit pas des choses comme ça ! C’est parce qu’on était à l’étranger… c’est le club des expats’ ! (rires)
Retour aux sources (Jean-Sébastien Francœur et Andrew Marchand-Boddy, 2014)
Tous ces films abordent d’une façon ou d’une autre l’altérité. Ils sont vraiment tournés vers les autres… Dans le cas de Jean-François, son cinéma est toujours comme ça : il part à la rencontre de l’autre ! Un peu comme un pêcheur. Il va à la pêche et aborde peu ou prou ces mêmes sujets existentialistes : l’amour, la mort, la vie, le sexe… Mais dans Un amour d’été, il le fait de façon particulièrement atmosphérique.
Oui, il développe vraiment un espèce de monde qui lui-même est contenu dans ce film là.
Oui d’ailleurs ce serait formidable de présenter ce film en extérieur pour le rendre encore plus libérateur. Je pense en effet que c’est une métaphore du film lui-même… Se libérer l’esprit et se laisser aller dans ce monde, dans le ventre de la nuit...
Le problème, c’est que le gouvernement québécois actuel a énormément coupé dans les délégations québécoises à l’étranger. Ça a créé un grand manque vis à vis de la promotion et de la mise en place d’initiatives.
Je n’en sais rien mais c’est très con ! Car il est essentiel pour le Québec d’être reconnu au plan artistique et culturel ailleurs à l’étranger. J’avoue que je n’ai pas compris. Ça va vraiment à l’encontre de ce qui se fait depuis de nombreuses années. C’est une conséquence du néo-libéralisme. Ils ont simplement coupé partout et pris des mesures d’austérité. Par contre, il y a une nouvelle entente entre la SODEC et le CNC qui va peut-être mener à la consolidation d’initiatives comme les festivals Doc-Cévennes ou 48 images seconde. Il faut rappeler que l’événement Cinéma québécois à Paris a été aboli et qu’ont suivi des années difficiles. À ce qu’on m’a dit la fréquentation s’était pourtant améliorée… Mais moi je préférerais que le gouvernement appuie plusieurs initiatives plutôt qu’un seul gros événement comme c’était le cas.
entrevue avec Rita Bukauskaite sur Il était une fois le cinéma