Première projection à ouvrir le bal pour moi avant trois jours intensifs de festival 48 images seconde à Florac, le documentaire À peau d’homme s’est révélé une belle surprise. La rencontre avec sa réalisatrice, Marie-Ève Nadeau fut de la même eau. Plus connue chez nous par ceux qui furètent sur Arte tv ( comme coréalisatrice de websérie ) ou au cinéma comme monteuse des films de Damien Odoul, elle n’en est pas à son coup d’essai en documentaire, ni en éclats expérimentaux ( Pupilles dégustatives ), vidéos d’art ( la sublime Méfausti, captation très personnelle du spectacle de Damien Odoul, que l’on retrouve entre autres au côté de Mathieu Amalric ), installations ou captations d’événements ( Art vs wild ). Rapidement, cette créatrice affirme son regard particulier, son sens de l’écoute, de l’instantané ou au contraire, par delà la brèche, travaille le temps lent. Et quel que soit le domaine dans lequel elle s’exprimera à l’avenir, il faudra désormais compter avec sa sensibilité.
Vous êtes une artiste transdisciplinaire. Vous êtes issue de la danse, êtes passée par la Mode, l’Art Contemporain, l’Art Vidéo et vous réalisez depuis 2008 des installations vidéo. Vous avez évoqué au débat l’attirance pour le road-movie qui fait ici partie intégrante du sujet. Quel a été le déclencheur pour tourner À peau d’homme ?
Alors c’est mon second documentaire après Enfants de sourds, sur les enfants entendants qui naissent avec des parents sourds. J’ai beaucoup aimé cette expérience, l’approche documentaire, être près des gens et filmer le réel. Je pense que justement dans mon parcours en Mode, j’ai trouvé ça difficile d’être à l’opposé du réel, de créer des images fictives et déconnectées de la réalité. J’étais mannequin et l’image que je donnais était assez éloignée de moi. J’en souffrais beaucoup. Donc d’aller toucher la réalité des gens via le documentaire, c’est très important pour moi. À peau d’homme est né parce que je connais le personnage principal, Jean Lepage, depuis une quinzaine d’années, que tout le monde surnomme Papy. En fait, c’est le beau-père de mon ami d’enfance et je le croisais parfois quand j’allais chez eux. Quand je l’ai rencontré, il était commis-voyageur actif. Il était souvent absent, sur les routes ou parfois rentrait à une heure du matin, épuisé de ses séjours. Ce personnage me fascinait… parce que je ne connaissais pas du tout la vie dans les communautés amérindiennes et j’avais de la difficulté à saisir vraiment son métier. À la base, c’étaient les amérindiens qui vendaient les peaux aux blancs et non pas l’inverse ! Je ne comprenais donc pas pourquoi un blanc leur vendait des peaux pour qu’ils puissent faire leur artisanat traditionnel. À cause du génocide culturel, ils ont perdu leur savoir faire traditionnel. Cet homme s’est donc donné pour mission de leur fournir leurs peaux pour qu’ils puissent se réapproprier leur culture et la remettre en avant.
Il entretient un système de crédit. Comment s’arrange-t-il avec ça et du côté des communautés indiennes comment le vivent-ils ? C’est vraiment plus facile d’être en dettes ? Parce que c’est quand même une situation spéciale avec quelqu’un…
Je pense qu’eux le vivent assez bien et Papy aussi… Il ne faisait vraiment pas ça pour faire de l’argent. Tout ce qu’il voulait c’était arriver à payer ses dépenses. Il sentait qu’il faisait une bonne action en les aidant comme ça. Après, comme on le voit sur les images, il travaillait un peu « à l’ancienne ». Il gribouillait sur des factures à moitié déchirées. Ses papiers, c’était un gros bordel mais lui s’y retrouvait et parfois il pouvait récupérer le crédit d’une vente vieille d’un an et ne prendre plus seulement que 20 % de cette vente et il y retournait la fois d’après. Il fonctionnait aussi de façon aléatoire. Il ne prévenait jamais les amérindiens avant d’aller les voir. Donc c’était chaque fois quitte ou double : il frappait à la porte « il est là ? Il est pas là… ». C’est vraiment la vieille méthode !
En effet, il y a ce côté trappeur un peu mystique dans sa démarche. On le voit à 80 ans s’enfoncer dans le blizzard. Il y a d’ailleurs de très beaux plans dans la mise en route de ses « missions », par exemple celui illuminé par une lumière jaune… On le sent très proche de son environnement !
Ce plan de la lumière jaune, il faisait – 55 degrés ( rires ) et ce qui donne ce jaune, c’est l’air vraiment coupant. Papy avait 87 ans quand on a filmé ça et il sortait les peaux des sacs plastiques à mains nues. À cette température, les mains gèlent en deux secondes ! Moi, mes batteries se vidaient en dix minutes, la voiture démarrait pas… Ce sont des températures éprouvantes pour le corps.
L’action du film se déroule dans le Nord-Est du Québec. Ça représente combien d’heures de la ville de Québec ?
Une douzaine et une dizaine d’heures depuis Montréal. C’est la région Abitibi-Témiscamingue, majoritairement habitée par des communautés algonquines.
On voit assez peu ces familles à l’écran, quel a été l’accueil et votre démarche dans la prise de contact avec les gens ?
Et bien, je m’y suis présentée comme ça, avec Papy. J’avais demandé à Jean Lepage si je pouvais le suivre. Il a accepté et on est partis ensemble. À sa manière, il n’avait prévenu personne, donc j’appréhendais un peu l’accueil car je rentre vraiment dans les maisons et l’intimité avec une caméra un peu imposante. Mais comme ils connaissent Jean depuis des années et des années, je crois qu’ils lui faisaient confiance. Dès que j’ai dit que je faisais un film sur lui, aussitôt il n’y a plus eu aucun problème. Pas une seule fois on ne m’a demandé « Mais qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi ? ». Ça s’est fait très facilement car ils avaient beaucoup de gratitude envers cet homme qui les aidaient à poursuivre leur lutte pour se réapproprier leurs racines.
C’est quelqu’un qui travaillait dans la solitude, qui passait la majeure partie de son temps sur la route. Comment Jean Lepage a-t-il vécu l’arrivée de la caméra ? Vous travaillez aussi avec une preneuse de son. Là, ça faisait deux personnes d’un coup dans sa voiture en train de l’observer… Ça a été facile pour lui de s’adapter à cette situation ?
Étrangement oui, ça a été assez facile. Mais c’est un homme qui est tellement dans son métier, dans ce qu’il fait qu’il ne s’est jamais soucié de son image. Il me faisait totalement confiance, à tel point qu’il lui arrivait de m’oublier et de me fermer la porte au nez quand il rentrait dans les maisons ! Mais bon je lui avais dit « Faites comme si je n’étais pas là. Je vais vous suivre dans votre quotidien, dans votre vie sur la route »… Je pense qu’il l’a tout à fait intégré et qu’il était assez content que je le filme parce qu’il était conscient d’être le dernier homme à exercer ce métier et il en tirait une certaine fierté. Après, il a complètement accepté ma présence, même dans la deuxième partie lorsqu’il est plus affecté, c’est même lui qui désirait continuer le processus…
Il y a en effet une cassure à l’intérieur du film qui n’était pas prévue dans le scénario de départ et qui est donc un accident. Jean Lepage est victime d’un AVC et perd l’usage de la parole, une partie de sa motricité et peut-être parfois l’esprit, on ne sait pas trop car on fait ce chemin avec lui mais sans accéder à ses pensées. On imagine que vous avez hésité à arrêter le tournage. À part Papy, est-ce que sa famille souhait aussi continuer ? Vous avez recommencé à tourner à sa sortie de l’hôpital, comment s’est passée la reprise ?
Ça s’est passé assez facilement. Dès qu’il est sorti de l’hôpital, Papy a dit « Moi je veux poursuivre ! » Bon, c’était pas si évident à comprendre, car à sa sortie, étrangement, il s’était mis à parler uniquement en anglais. Alors qu’il ne parle pas un très bon anglais… ( rire ) On en a parlé avec sa fille, Isabelle et son gendre, Martin et on s’est dit que c’était important de continuer si lui le désirait, d’autant que ça lui permettait de faire une dernière tournée chez les amérindiens comme il le souhaitait, un dernier voyage pour récupérer l’argent qu’on lui devait mais surtout pour faire une transition. Que l’arrêt ne soit pas trop brutal. De passer d’une vie sur les routes à l’immobilité totale.
Dans la première partie, il y a une scène à part, très belle, qui est une sorte de prière sur un long plan subjectif et qui exprime bien sa façon de voir les choses…
En fait, c’est une prière qu’il s’est composé lui-même et qu’il récitait depuis des années, avant son AVC parce qu’après il ne se souvenait plus très bien. Une prière composée de fragments de christianisme, d’hindouisme ou de bouddhisme. Ça parle de la pleine conscience, d’être dans la lucidité. C’est une prière assez spirituelle qui apparemment l’aidait et l’apaisait. Il fredonnait aussi des petites chansons. On l’entend par fois dans le film lorsqu’il conduit, c’était, je crois, une manière d’accompagner sa solitude.
Vous avez repris le motif enneigé de cette scène dans la seconde partie mais cette fois là, la neige était silencieuse. Les arbres étaient chargés d’une couche beaucoup plus lourde, comme un couvercle qui serait tombé. Par ailleurs, bien que vous suiviez surtout et toujours votre personnage, parfois un peu sa famille, de temps en temps, vous vous échappez et votre regard se porte sur des enfants. Est-ce que c’est pour faire un contrepoint avec un personnage au parcours vieillissant, qui va vers sa fin de vie et donc par nécessité de montrer ce qui pourrait se transmettre pour le futur ?
Au tout départ, j’étais très intéressée en regardant Papy et ses petits enfants à ce lien de transmission. Qu’est-ce qu’on transmet aux enfants ? Papy est comme l’emblème d’une génération révolue car ils sont très rares les hommes comme lui aujourd’hui. Il n’a même pas de téléphone portable alors que ses enfants assez jeunes eux sont sur leur iPad et pourtant, il y a quand même un lien qui est là. Alors, je m’interrogeais sur la nature cette filiation. Quand Papy est forcé de s’arrêter, il dit que ce qui le garde en vie, ce qui lui apporte encore un peu de joie, c’est ce lien là avec les jeunes, avec la jeunesse donc je trouvais ça intéressant de faire le parallèle avec ces enfants qui ont toute la vie devant eux et Papy qui doit faire face à l’arrêt, voire à la mort éventuelle ( elle se remémore un souvenir qui la fait rire intérieurement ), comme nous tous mais dans un avenir plus rapproché…
Le film ne se termine pas sur sa mort à lui mais sur celle d’un proche, dans un de ces moments où on le sent lucide d’ailleurs pour une jolie fin pleine de pudeur. Avez vous été tentée d’utiliser le cinéma de façon thérapeutique pour lui faire retrouver la mémoire en lui montrant des rushes de la première partie ou ce genre de choses ?
Non. Du tout ! En fait, quand il a fait son AVC, sa fille m’a téléphonée et m’a demandé si je pouvais lui envoyer un petit extrait de rushes où il me parlait. J’ai vraiment hésité et finalement j’ai accepté parce qu’Isabelle insistait. J’ai donc envoyé un tout petit fragment de trois minutes et ça a vraiment bouleversé Papy. Donc j’ai dit que c’était pas mon rôle, que c’était trop frais pour lui et je préférais qu’il voie le film une fois terminé. Il l’a vu au Québec il y a un mois, devant une salle et là il était plus à même de le recevoir parce que ça fait maintenant un an et demi qu’il a fait son AVC et maintenant il s’est fait à l’idée, il est conscient de sa situation donc c’est différent. Quand l’accident venait juste d’arriver, la blessure était trop vive.
Est-ce que le film a été projeté en Abitibi, par exemple dans les villages où vous êtes passés et dans ce cas, comment l’ont perçu les gens ? Est-ce que ça les a aidés à lancer le débat sur l’avenir de leur artisanat ?
Non pas encore, mais il y a le festival d’Abitibi-Témiscamingue qui a lieu en novembre et je voudrais le proposer pour l’édition 2017. Sinon lorsqu’il a été présenté aux Rendez-vous du cinéma québécois, il y avait quelques amérindiens dans la salle et quelques personnes des communautés m’ont demandé si j’avais un lien Vimeo à leur transmettre. Ils sont assez curieux mais je préfère qu’ils le voient sur grand écran et qu’on en discute. Mais les quelques uns qui l’ont vu à Montréal étaient très touchés et sont inquiets aussi de savoir ce qui va arriver pour la suite, parce qu’évidemment Papy n’a pas de relève. Ils savent que c’est très fragile pour eux en ce moment. Actuellement, le gouvernement québécois se penche un peu plus sur leur situation, mais… c’est pas gagné ! ( rire )
Il y a tout un mouvement dans le cinéma québécois et du coup, dans toute la société québécoise, qui commence à émerger : un retour vers les origines, cette fois vers les origines autochtones et pas que les origines québécoises blanches et catholiques. Vous sentez vous un peu appartenir à ce mouvement là et avez-vous d’autres contacts avec des structures ou d’autres cinéastes ?
Je n’ai pas de contacts mais j’ai vu d’autres films comme Québékoisie il y a deux ans ( documentaire sorti en 2013 et réalisé par Olivier Higgins et Mélanie Carrier ) et là j’ai vu un très beau film aux Rendez-vous du cinéma québécois qui s’appelait Chez les géants où on suit un jeune Inuit ( 2016, réalisé par Aude Leroux-Lévesque et Sébastien Rist ). C’est un sujet qui me touche depuis toujours donc je m’y intéresse, mais je ne peux pas dire que je sois militante. Bon, peut-être que je vais le devenir ! ( rires )
Vous êtes aussi sur un projet qui s’appelle Sylvart avec votre compagnon Damien Odoul et qui est situé ici en Lozère…
Je l’ai fait aussi avec Myrtille Saint-Martin ( l’intéressée acquiesce ), on était trois dans ce projet. On a développé une résidence d’artistes handicapés mentaux, donc une résidence d’Art brut. Mais comme on est au cœur du Parc national ( des Cévennes ), la seule condition qu’on avait posé était de travailler uniquement sur des matériaux naturels. Donc on a reçu cinq artistes belges pour une résidence de dix jours et ça a été une expérience assez incroyable. Avec Damien, on a créé une websérie ( la remarquable Art vs Wild sur Arte tv ) autour de cette expérience et récemment, on a fait une exposition sur Paris dans une très bonne galerie spécialisée dans l’Art brut qui s’appelle la galerie Christian Berst. C’est un projet qui nous tient énormément à cœur et dans lequel on s’est beaucoup impliqués. Mais c’est compliqué parce qu’il est difficile d’obtenir des subventions parce qu’il s’agit un projet qui touche tout autant l’art que le handicap, que l’environnement. En même temps, on n’était pas à 100 % dans l’un ou dans l’autre, alors ils se relançaient un peu la balle. On est tombés dans les fentes. Et puis de nos jours, un financement privé, ça n’est pas si simple. On a fait une édition. Si on trouve un mécène, peut-être qu’on en fera une deuxième…
Avez-vous actuellement un projet de film ou un autre projet artistique ?
Je suis en train de terminer mon premier roman, ça a été mon gros projet depuis deux ans ! L’écriture est pour moi une suite logique à mon parcours. Après le montage image, considéré comme la troisième écriture d’un film, la littérature avec son rythme, sa dynamique et son pouvoir évocateur offre un terrain d’exploration riche et infini qui m’interpelle profondément…
Remerciements : Marie-Ève Nadeau, Festival 48 images seconde : Guillaume Sapin, Dominique Caron, Pauline Roth et Jimmy Grandadam ( association la Nouvelle dimension ). Photos du festival : Eric Vautrey.