« Chaque poète se taille un langage dans le langage comme s'il découpait un étendard dans le parquet de l'univers, un tapis volant, un autre monde, un Mexique, un lexique. Mais c'est l'ensemble du langage ainsi, qu'il pervertit, déroute, exalte et restitue, »
Jacques Audiberti
Qui se souvient encore aujourd’hui, en France, et même peut-être au Québec où bien qu’au tiers restaurée, son œuvre semble remisée aux seules études universitaires, que Jean-Pierre Lefebvre fut le cinéaste le plus sélectionné au festival de Cannes ? Ce franc-tireur, aussi précoce que prolixe et dont on loua d’abord l’indépendance comme application très concrète des idées défendues par la revue Objectif, cette grande rivale de Séquences et des productions de l’ONF, ne connut pourtant jamais vraiment de succès populaire. Signalons qu’il a souvent été son producteur, le bon producteur de quelques autres et presque toujours, son scénariste.
En 1965, Le révolutionnaire mettait les pieds en plein dans le bac de neige, mais cet esprit frondeur n’était pas de mise en plein réveil des idéaux nationalistes. Tout le monde peut reconnaître l’allusion à l’ARQ à travers cette bande de jeunes paumés dans l’immensité d’une campagne québécoise enneigée et dont l’épopée est trouée d’ellipses comme autant de déficits de la pensée. La dérive qu’il dénonce alors avec un humour féroce mais minimaliste, a pourtant fait long feu. Lefebvre y affirmait déjà un ton et une économie visuelle. une méthode aussi, faite de camaraderie, le tout pour un grand bordel poétique qui n’allait cesser de s’enrichir de nouvelles chambres. Et un grand vent moderne comme stimulus (on accusera Lefebvre - entre autres pour un tourne-disque !- d’avoir plagié Jean-Luc Godard et Les carabiniers quand simplement il braconne sur les mêmes terres. Car l’avènement de cette nouvelle génération de cinéastes passait à la fois par la pratique cinéphile - un corpus de chefs d’œuvre communs, universels quelque soit les pays - et plus encore par l’apprentissage caméra au poing, avec un matériel plus léger et des moyens inexistants. Le Québec était un terrain encore vierge d’écoles de cinéma et on y avait tourné peu de fictions. Les années 60 vinrent, ludiques mais lucides.
Quelque part dans le raz-de-marée, l'îlot Jean-Pierre Lefebvre et son ton faussement désespéré, bien plus que « persifleur ». Même si ici et là, il gardera par la suite quelques coups de dents comme ces trois militaires français du Vieux pays qui peu à près l’arrivée du héros à Paris trinquent (« À la force ! À la mienne ! Allez vous faire foutre ! »). Et l’évocation de De Gaulle de se faire plus sarcastique quand partout on se moque de l’accent du Québec en en oubliant le sien (les pieds noirs). « La politique, la religion, le cul », voilà l’opium du peuple du Québec et d’ailleurs entre 1965 et 1977 (voire 2020?). Jamais totalement sarcastique, Lefebvre ne nous caresse pas dans le sens du poil avec sa matraque. Tant pis si ça fait mal et qu’on râle… Un « cinéma d’instinct (nécessité et plaisir) et de sens (signification et responsabilité) » selon les mots rondement pesés de l’Auteur.
Marcel Sabourin dans Il ne faut pas mourir pour ça (Jean-Pierre Lefebvre, 1967) Capture d'écran
Dans cette euphorie, Le révolutionnaire fut tourné en six jours. Personnage principal de cette chronique, son petit chef se moquait bien de n'y susciter aucune empathie. Il n’en sera pas de même avec Abel, héros, double ou frère de son créateur, tout aussi contemporain mais plus métaphysique, de la trilogie initiée par Lefebvre en 1966 avec Il ne faut pas mourir pour ça, titre qui fait pourtant écho à la dédicace du film précédent « Pour ceux qui ne veulent pas mourir pour rien ». Placé sous la protection de Brassens, sans qui ‘il « n’aimerait pas la France », il aura les traits bonhommes, le regard doux, l’élégance paradoxale dans cette dégaine un peu fruste, avec début de calvitie et barbe modeste, de Marcel Sabourin. Et une tristesse intérieure qui se révèle dans sa pupille et surtout dans un portrait croqué à vif… Un « personnage-type » selon la définition de l’Auteur, qui tranche avec le cinéma Direct dominant la production d'alors. Chez Séquences, on jugera donc le personnage et ses dissemblables, artificiels. C'est qu'il est d’ici tout autant que d’ailleurs. À l’aune de l’effervescence révolutionnaire, Abel pointe du doigt la Lune et le critique le croit idiot. Lunaire, assurément.
À part ce goût des phrases manuscrites, on troque bien vite Godard pour Etaix, son Soupirant astronome et son ancien boss, Jacques Tati. Abel est-il né trop tôt de l'autre côté de l'Atlantique ? Dans ses périples espacés de dix ans puis de dix-neuf, on songe déjà à un autre cinéaste du froid qui fera à la bonne époque et au bon moment, florès dans les festivals du monde entier, Aki Kaurismaki. Humour pince sans rire, lenteur, poésie et sens du détail caractérisent également ce second-long-métrage de Lefebvre, tourné en sept jours et véritable genèse d’une œuvre à venir (même si Lefebvre voit lui le détonateur dans La chambre blanche (1970)). Et déjà, à défaut de la critique qui pinaillera toujours, lui vient d’abord la reconnaissance de ses pairs cinéastes, mais aussi en France de la bande des Cahiers du cinéma suite à un prix reçu au festival d’Hyères.
Pour transformer ce cours des choses, il convient de décaler son regard, ce que faisaient aussi et dans un cadre plus institutionnel comme dans leur réalité, Groulx, Jutra et les autres. Chez Lefebvre comme chez le Godard de la même époque ou chez Gilles Groulx au moment du Chat dans le sac, la fixité retient le trouble, le rend inévitable mais en même temps dérisoire. Surexposée (le premier opus est tourné en 16mm et en noir et blanc), la blancheur nous fait plisser les yeux. Ce qui nous guide aussi, c’est l’oreille, un son à la fois « vide » et « net ». Ciblé au point de traduire le familier, de faire vivre le son du quotidien, d’anoblir le bruit, la stridence de la cuiller dans la tasse…
Aujourd'hui ou jamais (Jean-Pierre Lefebvre, 1996) Capture d'écran
Hors le sensoriel, immédiat, par quoi ce cours des choses est-il donc perturbé, puis changé ? Par l’ambivalence des sentiments. Par le langage aussi. Abel est en quelque sorte un terroriste du verbe qui sème des mots sur les ardoises comme autant de problèmes métaphysiques adressés au spectateur. Et par quelque chose d’encore plus présent dans le cœur d’Abel : le Québec, à la fois territoire intérieur, rêve politique, entité blanche et point d’ancrage du rêveur. Comme défi et combat. « Kebek » comme horizon abstrait, fenêtre indispensable dans la chambre de bonne parisienne où se déroule exclusivement ce second volet. De film en film, la narration s’étoffe. Pour Le vieux pays où Rimbaud est mort (1977), Lefebvre entremêle trois lignes narratives, dont deux plus désabusées et liées là encore à deux femmes, s’en venant de temps à autre croiser le fil directeur d'un voyage en France qui tient autant de la fugue que de la visite. C'est plutôt lui qui est "visité"! Au risque de la gravité… Après tout, Lefebvre confessait à propos de son séjour d’un an dans la capitale française au début des années 60 : « Je ne m’y suis pas senti chez moi ». Même structure dans le numéro trois, Aujourd’hui ou jamais (1996), où les liens se resserrent pour recoudre les déchirures qui travaillaient le personnage et ses récits, Napoléon devenant le père de substitution pour la petite fille dont le sien n’est jamais rentré d'un tour d'avion avec Abel.
Le legs des aînés entraîne chez Lefebvre l’acceptation de son destin. Hériter pour mieux changer, car sinon cet héritage peut aussi bien créer une plaie qui rend impossible tout autre amour. Abel n’a pas grandi dans l’ombre froide des pères, mais dans l’indifférence sucrée d’un aventurier, parti faire fortune au Brésil et qui envoie à peine un peu d’argent à sa femme et son fils restés sans nouvelles en guise d’excuses. Cette lettre ne cessera de revenir, les mots devenant ceux de la frustration du fils délaissé. La voix du retour, cet improbable « empereur » d’Amérique mettra trente ans à la trouver. la voie adviendra seulement grâce au pardon d'un fils enfin prodigue.
Il y a quelque chose de féminin en Abel et de féministe dans le cinéma de Jean-Pierre Lefebvre. Qui tient à la proximité avec la mère, donc avec la terre. Mais une douceur et une camaraderie spontanée qui n’arrangent en rien les emballements maîtrisés du cœur. Présents dans bien des films dans diverses enveloppes corporelles, Anne et Jean connaissent pas mal de déboires, devenant le couple alpha, l’entité politique balayée par les tourments de la vie dès lors qu’ils quittent leur Chambre blanche. Là aussi Lefebvre est moderne. Abel, qui préfère les liaisons en pointillés et entretient la bougeotte paternelle, a plutôt un certain sens de l’essentiel (le nombre de feuilles dans un arbre…) et celui, universel, de la beauté. Se réaliser impliquant ce qu’il faut abandonner, on n’en appréciera que mieux son ironie dévastatrice, souvent contrebalancée par un trait devenu rare, la bonté.
Marcel Sabourin dans Le vieux pays où Rimbaud est mort (Jean-Pierre Lefebvre, 1977) Capture d'écran
Au delà de ses critiques nourries, Lefebvre partage à bien des points de vue la culture française, et en tout premier lieu, la fibre d’Arthur Rimbaud. Il y a une manière de filmer les traces et les signes laissés dans le banal et l’usuel, ce « fouillis de vieilles vieilleries » qui évoquent très directement les poésies de jeunesse du natif de Charleville-Mézières (Le Buffet et les autres…). Bien avant d’autres et mieux que plus tard un Woody Allen, Lefebvre voit dans Paris un musée à ciel ouvert qui a tôt fait d’étouffer Abel qui comme nombre d’artistes, comme les cinéastes Renoir, Pagnol ou plus tard Vecchiali, préférera couper le cordon pour pousser vers la lumière et l’accent revendiqué du Midi. Et il partage aussi un style, à la fois littéraire et moderne, très précisément daté et pour cela, intemporel. Poétique jusqu’au dernier cheveu, par choix, ce contemplatif (un critique français, croyant faire mal n’écrit-il pas en 1969 qu’il représente « le vide de la pensée » ? ) est un chroniqueur, parfois acerbe, qui séquence le réel en phrases courtes. Un cinéaste qui s’ignore quand le montage de Lefebvre étire lui le plan jusqu’à la douleur.
Connecté à la fois aux astres et aux sciences, Abel prélève des insectes par pur calcul. « Ça me fait penser à Dieu ». Une pratique qui s’explicitera dans Aujourd’hui ou jamais (1996) en trouvant une conclusion plutôt dramatique. Le mirage d’un Québec souverain s’est alors envolé et l’économie libérale, thaumaturge pour certains, est aveugle à la misère du plus grand nombre comme ces huissiers qui piétinent la fourmilière qui centrait jusque là Abel. Son sens de l'observation le conduisant en effet à une logique moléculaire (souvent très présente à l’image, par exemple dans les tapisseries), peut-être pourra-t-il lâcher prise et ouvrir le champ des possibles une fois son entreprise et son avion saisis? Un goût de l’infiniment petit qui s’incarne jusque dans le physique de « cet homme de rien » (Saison cinématographique 1969) un peu engoncé, nonchalant mais faux-calme. Pas timide pour deux sous au point de répondre au pied levé à l’appel d’un suicidaire dans une cabine téléphonique. Imprévisible, cet être est peut-être le seul capable de mimer… un chou à la crème ! Quoique... Abel est-il réellement présent au monde ? Le québécois façon Lefebvre est extra-terrestre. Une unité irréconciliable. « Je peux très bien appeler la police moi-même » rétorque-t-il à une mère s’affolant du fait que s’étant saisi inopinément de son nourrisson, il le berce vigoureusement en lui chantant les exploits de Madame de Verchères.
Aujourd'hui ou jamais (Jean-Pierre Lefebvre, 1996) Capture d'écran
Cinéaste de la dualité, on a défini le cinéma de Lefebvre comme « intellectuel » quand en 1970, l'Auteur déclarait dans la Revue du cinéma être « avant tout un paysan ». C’est pourquoi son Abel devra s’arracher à la terre et redécoller même à un âge avancé, advienne que pourra. Il y mettra le temps qu’il faudra. Le héros et l’Auteur partagent cette même idée fixe… Ils tirent des fils, défrichent des départs de pistes. Ni l’un ni l’autre ne sont jamais perdus. S'y promène qui veut, le cinéma est ici une aventure. Et si les directeurs photos Jacques Leduc, Guy Dufaux, puis Robert Vanherweghem se succèdent aux manettes, le cap n’a pas prix un degré. La trilogie d'Abel entretient une presque sobriété qui tranche avec la période pop de Lefebvre, la plus célèbre et qui devait aussi beaucoup aux couleurs ou aux surfaces d'un autre chef opérateur débarqué de sa Hongrie, Thomas Vamos. Le cadre chez Lefebvre va se faire le réceptacle de l’évolution esthétique du cinéma québécois, tout en conservant ses marques de fabrique, ses compositions, ses tics et son langage. Ses références aussi, comme adopter Les joueurs de cartes de Cézanne pour garder des impressions de France. Trois décades ont libéré de sa cage l’inspiration. Son art devenu modeste n’emballe plus vraiment la critique et pourtant, rien ne lui ressemble plus aujourd'hui plus que jamais. Ce troisième et dernier opus est un conte. Comme pour la jeune fille du Fabuleux voyage de l’ange (1991), le vrai voyage n’est qu’imaginaire (« c’est à travers l’imaginaire que l’individu parvient à identifier et s’approprier l’espace qu’il occupe » JPL) et la sagesse qu’on aurait appelée autrefois « résignation » s’en vient toujours avec l’âge comme l’ange qui passait dans le regard mère-fille des Fleurs sauvages (1982). « On vit, c’est tout ».
Remerciements : Dominique Dugas et Éléphant, mémoire du cinéma québécois