Je suis né à Ottawa mais de l’autre côté de la rivière, c’est à dire au Québec, mais il était plus facile pour ma mère d’accoucher à l’Hôpital central d’Ottawa parce qu’elle y travaillait. J’ai appris l’anglais vers huit-neuf ans dans un quartier de l’Ouest de Montréal, West Island, Kirkland où là tout le monde ne parlait que l’anglais. Donc si je voulais survivre, il fallait que je parle la langue d’immersion.
Je ne sais pas si ça a été long mais je sais qu’il y a des gens qui doivent travailler et peindre toute leur vie pour recevoir un peu de lumière un jour. Peut-être que c’est arrivé un peu tôt mais il faut dire aussi que j’ai pris des mesures pour que ça se produise. J’ai beaucoup beaucoup travaillé, jusqu’à trois jobs pour payer un premier atelier. J’ai forcé des portes, en cognant parfois très fort pour qu’elles s’entrouvrent et que je puisse y mettre un pieds. Je ne sais pas comment appeler ça… Est-ce que c’est de l’ambition ? Rétrospectivement - puisque ça fait quand même vingt-cinq ans !-, je dirais que c’était de la naïveté. (rire) Ce n’est pas un métier que je connaissais - je vis aujourd’hui principalement de ma peinture. Je fais partie de ces privilégiés au Canada -, simplement j’ignorais qu’on pouvait en tirer un salaire, qu’on pouvait financer aussi d’autres projets artistiques dans un milieu où l’autonomie est difficile. Et puis vous savez, la reconnaissance est toujours la dernière chose à arriver. Ça va vite. Moi je suis seulement aussi bon que le dernier truc, que la dernière série de la dernière exposition, que le dernier film ou que le dernier livre que j’ai écrit. Après des trucs sédimentent et ça finit par créer un certain corpus, une œuvre. Mais je dois encore me forcer constamment et tout remettre en doute tout le temps. C’est probablement mon écologie de travail que de fonctionner de cette manière.
Oui, probablement. Les remettre sur un même plan et surtout se rappeler que l’homme est aussi un animal et que bien des pulsions viennent de là. On s’est civilisés… en principe ! (rire) Des fois ça n’y paraît pas toujours. J’ai beaucoup appris à observer la faune et les comportements des animaux parce qu’il y a quelque chose de fondamental à leur survie qui se produit là. Un loup ou une meute de loups chassent puis mangent parce qu’ils sont affamés. On comprend que la nourriture n’est pas qu’un luxe, que c’est un privilège de la nature pour lequel on doit travailler. Les animaux m’ont apporté une certaine forme, peut-être pas d’assurance mais de calme quant à la nature des instincts. De ce qu’on est, de ce qu’on peut espérer être aussi. Parfois je suis remonté contre la surintellectualisation des concepts ou des comportements humains alors que les choses peuvent s’expliquer très simplement en étudiant les comportements animaliers. Donc, je reste très près de la nature. À vrai dire, je ne sais pas si c’est la nature quand j’utilise des animaux morts ou plutôt la mort de la nature, mais il y a là quelque chose qui me parle beaucoup. Avant qu’on n’écrive ou qu’on ne fasse l’histoire avec un grand H comme on tente de la faire, les animaux habitaient déjà notre territoire. Ils survivaient sans avoir besoin de nous. Je pense que c’est d’abord et avant tout pour cette grande leçon d’humilité là que j’observe et que j’admire la nature.
Sans doute… On a tenté d’évacuer la religion de notre discours et de notre hygiène de vie depuis quelques décennies. Le sujet des premières nations est devenu très à la mode au Québec et au Canada. Si on enquête pour comprendre d’où provenait leur spiritualité - et vu qu’on les a colonisés par la religion, d’ailleurs la plupart des autochtones que je connais sont catholiques et anglophones, ce qui est malheureux si on songe aux langues de chaque village et de chaque territoire -, on voit qu’ils étaient animistes : ils projetaient leur vie dans le monde animal, c’est de là qu’ils expliquaient tout. Chez les Cree, un ours fait office de dieu, une sorte de grand juge. Pour d’autres communautés du littoral, c’étaient des animaux marins. Ceux qui vivaient dans la forêt ou ailleurs plus au nord côtoyaient l’ours polaire… Il y a ainsi une justesse et une vérité lorsque la spiritualité tient à un territoire particulier.
Enfin, ce que je trouve beau dans l’utilisation d’animaux, c’est qu’ils nous rappellent qu’on habite un territoire qui appartenait auparavant à quelqu’un d’autre, avant même les premières nations, cette nature qui avait des droits et qu’on lui a pris. Pas qu’on lui ait volé mais par notre nature, on a pris leur place. On ne peut pas de toutes façons réécrire l’Histoire ou la Géographie politique de la planète. Elle s’est construite par les conquêtes de territoires et de gens conquis. Des fois on pousse les animaux puis c’est la nature qui reprend ses droits. Parfois non, ils meurent en traversant les autoroutes. d’où une série de tableaux que j’ai appelée Road kill et que j’ai commencée avec des coyotes trouvés sur les bas côtés de l’autoroute dans les Appalaches américaines de l’état de New-York. Pour moi il y avait là un sens à chercher, à retrouver du fait que l’on avait si bien évacué ces dernières années toute spiritualité et pratique religieuse de nos vies. On a remplacé la foi par une forme de narcissisme. C’est aussi pour cela que ça fait du bien de sortir de soi pour s’apercevoir qu’il y avait cette autre chose que moi je peux y lire. Je ne pense pas pour autant tomber dans l’objet de culte et dans le chamanisme avec ces tableaux.
Ce qui me réjouit le plus, c’est quand les petits enfants qui découvrent ces œuvres veulent aussitôt les toucher. Évidemment, ce sont des manières anti-muséales puisqu’on fait des crises d’apoplexie si on touche une œuvre ! Il y a là quelque chose d’extraordinairement sensuel, un appel aux sens qui moi me plaît beaucoup.
Dans le tout que je suis, je ne pourrai pas vivre une partie sans l’autre. Si je vis au centre de Manhattan et qu’on y célèbre une sorte de culte de la personnalité, qu’on me commande une œuvre à des prix stratosphériques alors que pour moi, l’effort est le même à chaque fois, ça alimente une sorte de misanthropie. Parce qu’il y a là un décalage, quelque chose d’anormal… Sinon je vis dans une ferme. Quand je retourne à la maison, il y a quelque chose de profondément rassurant à pelleter du fumier (éclate de rire) et à s’occuper de tâches liées à la terre et au corps. Je crois que je serais blessé et même incapable de vivre exclusivement dans l’un ou l’autre de ces mondes. Il faut que je me partage. Parfois, après trois ou quatre semaines à la campagne passées à jardiner, à sarcler ou à faire du sirop d’érable, il faut que je retourne voir et réalimenter ma misanthropie dans les centres urbains et dans les métropoles (rire), pour essayer de comprendre ce qu’on est. J’ai besoin de ces extrêmes là. J’étoufferais si ne j’y arrivais pas.
(dubitatif) Oui…Plus jeune, j’ai passé de longues heures à essayer de me comprendre, sans jamais rien trouver de satisfaisant. La seule réponse, le seul acte que je puisse faire pour l’expliquer, c’est de le vivre. Me dire « Ok, je suis bien là dedans ! ». D’autres seront peut-être mieux outillés que moi pour en parler, pour théoriser. Je pense que les gens formés par les académies et les institutions vont finir par comprendre, mais je ne crois pas que ce soit à moi de le faire pour l’instant. J’aime à penser que j’ai le nez collé à l’action, je n’ai rien d’autre… Si je devais aller tous les jours travailler à l’usine, je construirais une forme de rage ou peut-être serais-je totalement alcoolique parce qu’il me faudrait à tout prix compenser. Je crois que mes rages et mes incompréhensions sont aujourd’hui compensées par une vie rurale ou une vie urbaine. Cet écart me réconcilie avec ce que je suis. C’est un privilège de pouvoir faire agriculteur à temps plein durant trois semaines mais pas non plus toute l’année. Après, c’est schizophrène : je redeviens artiste autiste en ville. Cet autre moi, je ne le vivrais pas non plus toute l’année, je tiendrais trente secondes !
Oui, absolument. Alice est un personnage qui me ressemble un peu, issue d’une partie de ma tête et de ce que je suis, de ce besoin de nature et de ces instincts pour vivre. On a aussi le droit de faire partie d’un milieu et de le critiquer de l’intérieur. En Amérique, on s’est beaucoup polarisés ces dernières années avec l’arrivée de Trump. Alice vient resserrer certains liens devenus un peu lâches entre ce que nous sommes devenus et cet instinct que nous sommes en train de perdre. Elle a soif, elle boit du vin, elle a envie de viande saignante, elle va abattre un animal. C’est cette partie animale qu’on a essayé de polir et qui commence à s’effriter, que parfois on va carrément nier.
C’est aussi un film qui défie le système cinématographique actuel. Il n’y a pas de narration normale, à laquelle on peut s’attendre. Quand je le présente en tournée, je dis au public « Il faut lâcher prise dès les premières minutes » et pas partir sur « On va m’embarquer dans un thriller, me donner des indices, des codes. » Il y a souvent eu dans l’Histoire du Cinéma des vagues qui nous ramenaient à des efforts plus expérimentaux. C’est un médium fabuleux mais qui s’est malheureusement endormi dans une certaine complaisance. On fait asseoir le spectateur, on débranche tout et on lance très simplement une histoire qui se déroule du début à la fin. Ces codes me déplaisent car on est dans un média de masse auquel adhèrent de plus en plus de personnes. Pour moi, Stealing Alice c’est le système parfait, celui du cheval de Troie capable d’amener des gens qui viennent naturellement à donner leur pensée, leur énergie ou leur temps à une proposition que l’on défie.
Ce film ressemble bien à la seule façon que je connaisse de créer, des œuvres avec beaucoup d’instinct et qui impliquent le spectateur. Il y a quand même une trame narrative parce qu’il me fallait rattacher le public à une certaine route ou à un certain sentier. Mais au-delà du scénario, j’aimerais qu’on fasse avec ce film une expérience similaire à celle effectuée devant un tableau. C’est à nous de sentir les impressions qui ne servent pas la trame narrative mais autre chose, un sentiment, le portrait de quelqu’un. Ce territoire où l’on va tenter de défricher les instincts des spectateurs, c’est un outil qu’on n’utilise plus. Stealing Alice, c’est aussi une héroïne qui porte un regard très critique sur la société où elle vit. Une femme, féministe, un peu enragé, qui vise les émotions et accepte les codes pour mieux les casser ou les dénoncer.
Il ne faut pas oublier que je viens des arts visuels et c’est pour cela que je reproche parfois au cinéma d’avoir délaissé le côté visuel de l’Art. Quand on a la chance de pouvoir s’asseoir devant un canevas de neuf mètres, c’est extraordinaire la portée qu’on peut avoir en tant qu’artiste. Donc qu’est-ce que je vais montrer ? Est-ce que je veux veux juste me fier à mon scénario ou faire l’éloge la beauté quand il y en a ?Tout le film est conçu comme un tableau. Souvent on allait dans des lieux et en préproduction on décidait de tourner telle scène sur telle montagne ou dans telle ville. Finalement, à mi-chemin, on faisait une image parce que tout était encore mieux et se déployait devant nos yeux, avec une nouvelle lumière. Le film s’est fait dans cette improvisation bénéfique, instinctive.
J’ai plus de colère vis à vis des codes qu’on nous impose : si on organise la sortie en salle d’un film avec 800 spectateurs, des vedettes, c’est qu’il s’agit manifestement d’un bon film ! Je questionne donc toute cette partie là. Je suis conscient que ma position peut paraître drastique, que c’est une position de résistance mais le seul art valide à mes yeux ne peut qu’être sincère. Que ce soit du street art, le dessin d’une œuvre naïve, que ce soit un Mark Rothko, il est bon que les codes s’en emparent. Mais pour moi, la valeur intrinsèque d’une œuvre d’art est avant tout d’affirmer une certaine humanité, ce qui se joue en dehors des codes, sans marketing, mode ou attente particulière. Il y en a beaucoup en cinéma, en littérature ou en arts visuels mais une œuvre sans piston peut s’avérer plus bouleversante qu’une autre qui en aura beaucoup bénéficié. Un art sincère, c’est quand la personne a pu aller au bout de ce qu’elle voulait dire, de ce qu’elle pouvait faire, qui a utilisé les meilleurs moyens possibles pour nous le rendre, pour que ce soit compréhensible et avant tout, pour que ça nous touche. Je peux en effet m’émerveiller devant une oxydation naturelle sur un mur de briques autant que devant d’une œuvre intentionnelle où quelqu’un dit « je viens vous parler ». C’est là qu’à mon sens il y a décalage. Parfois les grandes campagnes publicitaires viennent nous rabâcher que quelque chose est bon alors que ce n’est pas le cas. On sait malheureusement ce que la publicité et la propagande peuvent réussir à nous faire avaler. Aussi, j’aime regarder et comprendre une œuvre d’art sans tous ces affects véhiculés par la société.
C’est ma manière de m’opposer à un cinéma verbeux, très écrit en amont. Je le comprends parce que des sociétés doivent financer les films ou les œuvres et ont besoin pour cela de concret. L’ironie, c’est que quand je fais un tableau, je ne l’écris pas avant. Je vais juste à l’atelier, je prends des pinceaux et de la peinture à l’huile. Le paradoxe du cinéma, c’est qu’on doit écrire le film avant de tourner l’objet visuel, ce qui finit par polluer le résultat final. On veut absolument respecter les dialogues et ce qui est écrit, le saint texte : le scénario, ce canevas de base. Parfois je me dis qu’on pourrait en rajouter pour forcer le trait mais cette liberté n’est plus permise dans le cadre d’une activité rentable, gérée par les diktats financiers. Il y a beaucoup de gens, donc ça coûte cher et il s’agit de rentrer le plus d’argent possible. Alors on budgétise beaucoup les films à faible coût mais on en fait moins.
Si par exemple je voulais faire du dialogue, je ne crois pas que je pourrais en aligner 90 minutes et appeler ça « fiction », parce qu’il y a autre chose et qu’il y a une limite à filmer deux visages qui se parlent, même si quelqu’un qui le ferait de façon extraordinaire serait aussitôt appelé génie. On a un outil fabuleux nommé caméra et d’une puissance inouïe, alors on devrait l’utiliser pour ses qualités intrinsèques qui sont visuelles. Mon admiration pour l’outil cinéma m’a amené à faire ce film d’une part, la deuxième raison étant que j’étais un peu déçu par l’offre : les films ne sont que des véhicules pour les mots et idées couchées au préalable sur le papier. Mais moi je suis sensible à la nature visuelle des choses car c’est mon métier premier. Je me dis que si je suis capable de faire asseoir des gens devant cet écran gigantesque, j’ai par contre le devoir de cette beauté là. C’est une grande responsabilité.
En effet, plein de choses sont dites, mais des choses qui à mon avis auraient eu beaucoup moins de force si elles n’avaient pas été appuyées par des silences aussi visuels, parfois par des cris visuels ! Je le dis sans prétention : les deux sont nourris. Les paysages ou la beauté visuelle ont inspiré les dialogues ou le texte philosophique et introspectif. Les deux vont de pair car il nous fallait cette rime là, sinon on fait quoi ? Un film muet à la National Geographic qui montre des beautés hallucinantes ou alors quelqu’un qui s’assoit devant une chaise et qui énonce des vérités à la caméra ? Non, il fallait marier les deux, c’était le défi. Pour en revenir à la première observation, l’écriture du roman était en chantier jusqu’à ce que je me rende compte que tout d’un coup, le personnage principal qui s’appelait aussi Alice, arrive à un carrefour où l’un devint personnage principal de film et l’autre personnage de littérature. Ils sont habités par cette même rage mais dans le roman, c’est probablement moins poétique. Il y a toutefois quelques similitudes car un projet est né de l’autre, même si le film ne vient pas du roman et que le roman ne s’inspire pas du film non plus. C’est autre chose…
Quand j’ai commencé à imaginer le père d’Alice, j’entendais une voix. Et pour qu’Alice puisse marier cette part d’instinct avec cette autre part d’intellectualisme, il fallait que ça vienne des deux parents. Elle est née d’une mère inuit, plus près de ses instincts, de sa rage et aussi d’une certaine forme de vengeance. On raconte cette assimilation, la conquête et elle demande à sa fille de venger ce qu’on leur a fait. D’un autre côté, j’entendais la voix de Denys qui même si je l’admire beaucoup pour ce qu’il a fait, représente une génération très dogmatique. Il a une pensée très moderne, un peu... (rire) très machiste. Il parle en énonçant de grandes vérités philosophiques. C’est sa personnalité, il est comme ça. C’était important pour moi qu’il vienne planter cette graine là dans la tête de sa fille pour qu’elle aussi ait ces grandes envolées, qu’elle puisse faire des constats parfois troublants ou des critiques sociales.
C’est en effet une observation que je fais : l’Amérique est un continent très jeune, qui n’a presque pas d’Histoire ou se l’écrit tout doucement. Quand on vient en Europe, on se rend vite compte que c’est habité depuis plus de mille ans. Ce sont d’autres réflexes et manières de penser, des mouvements beaucoup plus lents mais qui changent aussi. En tant que civilisation, la France a laissé des traces fondamentales partout. Pour citer Bernard Shaw au sujet de l’Amérique, ce sera peut-être la première fois où un pays dominant ne deviendra pas une civilisation. On se demande donc qu’est-ce qui va en rester parce que c’est trop jeune pour qu’on soit convaincu de sa nature.
Après ça, on est aussi dans un effort de réconciliation avec les peuples des premières nations, mais qui a été très mal géré durant plusieurs décennies. Par exemple, les inuits avaient une tradition orale, ils n’écrivaient pas. On leur a inventé une écriture qu’ils utilisent encore aujourd’hui et qui était de la sténopé. C’est le gouvernement canadien qui a décidé de la mettre en place pour pouvoir leur parler et rendre compte ! Ils leurs ont aussi imposé une religion qui n’était pas la leur et ça ce sont des rancœurs qui perdurent, qui vont se transmettre durant des siècles voire des millénaires. On le sait, on peut le constater aussi ailleurs comme entre Israël et la Palestine : plus on attend, moins c’est réconciliable ! Les rages se construisent, s’échafaudent. Parfois elles deviennent belles, parfois laides… et ça crée des horreurs.
Parce que le pays est très jeune, on pourrait encore arriver à régler ce passif là, et pour cela aller fouiller vers ces côtés un petit peu plus sombres de nos humanités. Ensuite, il y a les cycles : l’Europe a été une civilisation dominante - on l’a vu avec la France et l’Angleterre, la colonisation et l’exportation -, beaucoup de pays ont redéfini les cartes, l’aspect du commerce et des idées, l’identité culturelle de plusieurs pays (on se définit comme ça), par des conquêtes et des conquis. À l’époque où la France s’en allait coloniser le Vietnam ou l’Algérie, il n’est pas sûr que tout ait été aussi clair que cela. On ne savait pas. Nous on est là et on peut agir sur les choses ou non. Ça revient à cette idée où Alice, qui a encore un pieds dans cette vie très instinctive de peuples d’Amérique du Nord encore tributaires de ces conditions de subsistance et de survivance. Tu as faim ? Si tu ne vas pas chercher la nourriture qui est dans le champ, dans l’océan ou dans la toundra, et bien tu ne mangeras pas. C’est une vision romantique car dans Alice ou dans Bull’s eye, on a encore un pieds dans des métropoles où tout peut s’acheter... même l’Histoire.
C’était aussi très important de déstabiliser d’abord le spectateur en l’invitant à se laisser aller. Je vous emmène dans un endroit où vous n’allez pas souvent. Le plus étonnant, c’est que quand je présente le film lors de débats, les gens en sortent sonnés. D’abord il n’y a rien à dire, il faut que la poussière retombe, parce que ceux qui pensaient venir voir Pretty woman ou une production conventionnelle sont déçus. Les commentaires commencent à affluer le lendemain, au bout de deux jours ou la semaine suivante, jusqu’à trois semaines après la projection. Souvent, les gens qui l’ont vu s’expriment sur les réseaux sociaux. c’est très émouvant parce que certains s’aperçoivent que c’est venu chercher très loin dans cette part d’instinct qu’on a tenté d’étouffer. C’est important - et c’est aussi mon travail dans les arts visuels - de garder les gens sur une forme de qui vive où on n’a pas le droit de s’asseoir et d’être paresseux. Vous allez devoir comprendre que je m’adresse à votre intelligence, puis à votre instinct et accepter ce pacte. C’est la proposition d’un humain, elle dure 90 minutes. Voilà le film que j’ai envie de vous proposer. En général, j’ai de la chance et les gens me suivent dans ce que je leur propose en littérature. Là j’ai un bel outil qui me permet de jouer avec les sentiments humains. c’était aussi ma responsabilité d’artiste de faire en sorte que cela ne soit pas que complaisant mais que ça questionne au contraire notre compréhension, notre émotion intelligente.
C’est exactement dans ces lieux là où je voulais aller : on la voit sur la banquise et on se questionne : que fait-elle là ? Mais pourquoi ça nous interroge tant ? Je voulais illustrer la solitude dont vous parlez. On est tout seul au monde malgré ce qui nous entoure. Je voulais l’incarner dans cette femme minuscule et solitaire au milieu de la toundra. Parfois ça arrive au milieu de Manhattan, parce qu’on a tourné à Times square, où même si elle marche dans la foule, elle est toujours seule. Ce n’est pas parce qu’on est entourés de gens qu’on vit avec eux.
Oui, c’est une autre des possibilités, une de ces grandes avenues qu’une caméra peut permettre, de pointer, de cadrer des situations qui pourraient devenir utiles socialement. Ça me tient à cœur parce qu’après tout, on mange en général trois fois par jour mais qu’on ne sait plus d’où ça vient. Ce qui s’est passé dans les quinze ou vingt dernières années et qui découle du mouvement hippie des années 70, c’est un retour à la terre et sa redécouverte, en opposition à l’industrialisation de l’agriculture. Il y a des cycles naturels où une génération est née, subitement, dans cette idée de finitude, que l’alimentation, l’écologie, le réchauffement climatique, l’environnement étaient importants. Ça fait probablement des décennies que cette quête identitaire là n’avait pas été si bien incarnée chez les gens des jeunes générations.
Certains veulent transformer les choses mais comme n’importe où dans le monde, on a très peur du changement. Un réflexe qui est à la fois la force et la faiblesse humaine. On aime marcher sur la ligne qu’on connaît, emprunter les mêmes voies, on a parfois peur de prendre des risques, de changer les choses. Pour une fois, on peut essayer de rêver, de se dire « tiens, ce qui est en train de se produire est dangereux ». je ne veux pas non plus descendre dans la rue et dire qu’une industrie nous a démonisé. Après tout, ça permet à des gens de sortir de la pauvreté et de se nourrir. Mais à quel prix ? Au détriment de la terre, du territoire. Je ne tire pas de revenus de mon activité agricole mais c’est le métier de beaucoup de personnes autour de moi et ils ont du mal à y arriver. Certains ont de belles idées aussi innovantes que respectueuses de l’environnement mais ne s’en sortent pas parce que le système en place est trop rigide. Et ça, à mon grand étonnement, ça se retrouve partout ! Sur tous les continents. Cette résistance au changement, due au fait que l’agro-industrie a pris toute la place, en créant ses règles, ses cadres, sa science, fait que c’est difficile d’innover et même de vouloir autre chose de meilleur et ça c’est triste…
Il faut faire attention à ne pas faire d’anthropomorphisme, de croire qu’un cochon est comme un humain. Ça l’industrie s’en est très bien chargée. En fait, on parle de Joel Salatin. Il a un profond respect pour les animaux et les végétaux qui nous nourrissent. Si le cochon vient le voir, c’est parce qu’il est libre et curieux de nature. Par contre, quand on les enferme à 8000 bêtes par hectare, l’animal a très peu de place pour exprimer cette curiosité et le fait qu’il a quatre pattes qui peuvent servir à aller voir quelque chose qui vient interférer dans son milieu ( Joel et moi ). L’industrie ne permet pas ces réflexes naturels. On sait évidemment qu’un cochon qui marche aura une meilleure santé qu’un cochon gavé d’antibiotiques, constamment surveillé et auquel on donne des médicaments en prévention, ce qui aura des effets sur la santé humaine parce que ça va affaiblir toute la chaîne. Joel fait partie de ces personnes qui changent, qui ont la liberté de le faire, la force et la puissance d’une voix qui porte. Il vulgarise bien aussi. C’était un personnage obligé, engagé aux États-Unis. Il s’interdit aussi de vendre à plus de 160 km à la ronde, il refuse que ses produits aillent plus loin. Il dit aussi que tous les gens qu’il a rencontrés le font ou le disent : ils n’ont rien inventé. Ils n’ont fait que répéter ce que les gens avaient déjà fait pendant des siècles, avant que l’agro-industrie ne change la donne dans les années 40 puis 50.
Est-ce que côtoyer ces gens dynamiques et novateurs, mais qui évoluent dans un système mal adapté à eux, vous a encouragé ou découragé quant à l’avenir de l’agriculture au Québec?
En fait, le film dresse un portrait [de ce qui se passe] en ce moment. Je pense qu’il y a urgence d’agir. Il y a un avenir possible, mais pour qu’il soit réellement possible, il y aura des décisions à prendre, des orientations à donner. J’ai fait le pari de montrer des belles personnes, qui font des beaux projets et qui ont des belles idées, en me disant que ça pourrait inspirer des gens ou à tout le moins informer la population. Peut-être qu’après ça on va se trouver encore plus stupide de ne pas prendre ce virage-là, sachant que ça existe.
Un des constats qui ressort de votre film, c’est qu’il ne semble pas y avoir de place pour la petite agriculture au Québec, pour les artisans. Est-ce le cas?
Non, il n’y a pas de place. Ils ont une place parce qu’ils l’ont prise. Les gens qui ont de nouvelles idées trouvent la brèche dans le système, et ils s’implantent là. Ils imposent leur modèle et leurs idées en faisant des belles choses. Mais ils sont limités. Tant qu’ils font leur petit truc, c’est correct, on les laisse là, ça fait du bien, ça fait des émissions de télé ou des articles, ça calme les gens qui demandent plus de responsabilités et d’écologie. Mais la solution est beaucoup plus complexe que ça.
Une intervenante dit qu’on a besoin d’un nouveau contrat social entre les agriculteurs et le politique. Est-ce que le gouvernement est le seul responsable de cet immobilisme dans le monde agricole?
C’est une grande question que tout le monde se pose encore. Est-ce que c’est parce qu’on est trop syndiqué? Parce que l’agriculture est contrôlée par des syndicats qui font d’immenses profits et qui ne veulent pas que les choses changent? Je crois que l’agriculture, comme n’importe quel domaine, évolue et change.
Les discussions ont déjà été faites [au cours de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois en 2008, notamment], et de gouvernement en gouvernement, on reporte ça. On a assez débattu, c’est le temps de prendre des décisions et de se doter enfin d’une politique agricole.
La transformation doit aussi venir des consommateurs…
Oui. Si un boucher se fait demander un poulet de pâturage par mois, ça ne sert à rien qu’il trouve un producteur et lui commande du poulet pour un client. Mais s’il y en a 20 par semaine, il va changer et offrir le produit. Moi, je ne pense pas que la solution viendra de la transformation des grandes surfaces, par contre. Je pense qu’on gagnerait à avoir plus de marchés publics, plus de marchés de proximité, et qu’on devrait laisser les producteurs abattre et vendre à la ferme. On doit raccourcir le lien entre le consommateur et le producteur.
Et à la base de tout ça, il y a véritablement un besoin de réorienter les subventions. Le poulet que tu paies 6$, c’est parce qu’il est subventionné qu’il coûte ce prix-là. Un poulet, ça coûte plus cher que ça. Si on augmentait les subventions aux producteurs qui font du poulet de pâturage, il coûterait peut-être 15 ou 16$ au lieu d’en coûter 25. Il serait plus compétitif.
Entrevue dans le Journal Métro par lavoiea