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Eric Vautrey
Entretien avec Pierre Audebert
Rencontre en visio avec le cinéaste québécois le plus attendu de l'année, quelque part entre sa capsule spatiale et sa table de montage. De quoi prendre du recul sur un parcours bien fourni entre ses activités de monteur et une œuvre de réalisateur déjà essentielle. Si vous vous demandiez de quel bois étaient faites les structures étranges de ses films, l'auteur dévoile quelques secrets et nous parle de sa toute dernière collaboration avec Eric Kamala Boulianne, le scénariste très courtisé de Prank. Un bonheur d'entretien, en apesanteur, rythmé par les rires de Stéphane Lafleur, qui préfèrera toujours perdre le nord que le sens de l'humour. Vivement Viking...
Quel a été enfant puis adolescent ton rapport aux arts en général ? Quelles œuvres ou artistes t’ont nourri ?
Je ne viens pas vraiment d’une famille branchée arts, mais on m’a quand même traîné à la bibliothèque très tôt. Donc si on remonte aussi loin, j’ai l’impression que la lecture et la bande-dessinée ont été les premières portes d’entrée vers des formes d’art. Après est venu le cinéma, le cinéma commercial qu’on consommait soit en salle soit à la télévision, comme la plupart des gens. Et puis la musique est arrivée assez tôt dans ma vie, entre autres grâce à un ami dont le père était musicien. Même sans en jouer, on avait accès à des instruments avec lesquels on faisait semblant de jouer, donc il y avait au moins cette présence et je pense que la musique est venue plus tôt que le reste. Même très jeune, j’étais intéressé par les courts d’arts plastiques. Ce qui me plaisait, c’était dessiner, bricoler… Et puis assez rapidement, l’art dramatique. Avec un ami, on montait de petits sketches et de mini spectacles qu’en fait on ne présentait à personne ! (rire) Après il y a eu tout ce qui était création imaginaire, comme simplement jouer avec des Lego, sans suivre le plan, pour construire autre chose. Toutes ces choses sont arrivées assez tôt dans mon enfance. Plus tard à l’adolescence, j’ai vu Léolo de Jean-Claude Lauzon qui était présenté à Cannes. Je devais avoir quatorze ans quand je suis allé le voir avec mes amis parce qu’on en avait entendu parler par les publicités vu qu’à l’époque ça n’arrivait pas tous les jours qu’un film québécois soit à Cannes, même si ça a été plus fructueux ces dernières années. Mais ce film a été un tournant pour moi car pour la première fois je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu’un derrière la caméra et je me suis demandé quel était le rôle du réalisateur. La parole qui m’était transmise n’était pas celle des gens à l’écran mais de la personne qui était derrière la caméra. Je me suis alors rendu compte que le cinéma amalgamait tout ce que j’aimais : le côté pictural, le côté son, musique, le côté jeu, imaginaire, le côté poétique de la chose. Avant, j’avais plutôt été exposé à Rambo et tout d’un coup, il y avait autre chose dans ce médium là. Après est arrivé Toto le héros de Van Dormael, toujours dans ce genre plus libre et poétique. Quelque chose m’appelait : « Ok, le cinéma, ça peut aussi être ça ! ». Voilà ce qui m’a amené au cinéma.
Tu es reconnu comme un excellent monteur, on parle notamment de la musicalité de ton montage. Tu as de plus approché des films très différents pour Philippe Falardeau, Geneviève Dulude-de Celles, Sébastien Pilote, Anaïs Barbeau-Lavalette ou Alexandre Dostie. Quand est-ce devenu une activité régulière et une demande des cinéastes québécois ?
Le montage est venu assez rapidement, dès que je me suis mis à étudier le cinéma. Je me suis rendu compte que tout le monde voulait réaliser, alors qu’il n’y avait pas nécessairement de la place pour tous à ce poste. Je me disais que ce ne serait pas nécessairement moi qui serait assis sur cette chaise là. Le montage m’a rapidement intéressé. Je savais que je n’allais pas me tourner vers la caméra ou la prise de son mais cette idée de finir l’écriture d’un film me plaisait. C’est donc comme cela que j’ai commencé à gagner ma vie après la fin de mes études. Au lieu de faire des contrats de réalisation inintéressants et qui demandaient beaucoup de temps, j’ai fait monteur, d’abord pour la télévision, puis tranquillement pour des courts-métrages, puis des clips et une chose en amenant une autre, tu rencontres des gens qui eux aussi évoluent graduellement dans leur pratique et te prennent avec eux. Le premier long-métrage de fiction que j’ai monté a été Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau. Ça a été un concours de circonstances car Sophie Leblond qui a monté tous mes films, devait s’en occuper. Elle est tombée enceinte et au départ il était prévu de le faire à deux, elle aurait fait un bloc et moi l’autre puisque le film était tourné en deux blocs, un d’été et l’autre d’hiver. Mais elle s’est finalement rendue compte que ça faisait trop et Philippe m’a demandé si je voulais le faire entièrement. Ça a donc été ma porte d’entrée vers le long-métrage de fiction. Je ne sais pas comment ça se passe en France, mais ici c’est quand même une chasse gardée. Les gens jouent un peu des coudes car il n’y a pas tant de films de fiction qui se tournent chaque année, donc ce n’est pas si évident de se retrouver dans la liste des gens qu’on appelle. Il faut réussir à en faire un, faire ses preuves et après ça le gens nous remarquent et nous appellent.
A posteriori, ce qui me frappe par exemple en revoyant Monsieur Lazhar, … ça a été tourné en 35mm ?
Je n’en suis pas certain mais je crois que ça a été tourné en numérique...
...c’est à quel point le quotidien d’une école vue de façon organique, réaliste et impressionniste est justement tributaire du montage qui donne le tempo et qui paradoxalement, a tendance à s’effacer derrière la narration. Y a-t-il eu dans ce cas précis beaucoup de réécriture au montage ou tout était déjà précisément découpé de cette manière?
(réfléchissant) Ça fait longtemps… Le rôle du monteur est d’épouser le scénario et l’univers du réalisateur. Donc ça change, comme par exemple avec La déesse des mouches à feu. Ça n’a rien à voir avec Monsieur Lazhar. Le rythme et l’approche cinématographique sont différents. J’ai l’impression que quand je monte pour quelqu’un d’autre, ce n’est plus moi qui suis en avant. Il faut que je me mette au service de quelqu’un d’autre et j’essaie juste de suivre avec ce qui est là, ce qui a été tourné. Pour Lazhar, je me souviens qu’il y avait de la réécriture. Philippe avait tourné avec des alternatives et certains pivots dans le film, sur la fin aussi...
La déesse des mouches à feu d'Anaïs Barbeau-Lavalette - Entract films.
Dans le cas de La déesse des mouches à feu, il y a beaucoup d’effets qui vont avec la narration, c’est très lyrique. T’arrive-t-il de faire des propositions ou finalement très peu ?
Dans le cas de La déesse, c’était un travail de création, dans le sens où pour tout ce qui était ces espèces de trips sous drogue, c’était à composer avec ce que nous avions. C’était vraiment des défis de montage « OK, là on veut partir dans une espèce d’onirisme ou dans la sensation ». Parfois, il fallait que je grappille des images un peu partout dans le film et je pense que ça se voit. Bref, on ne pouvait pas tout planifier et beaucoup de construction s’est faite au montage. C’est pour cette raison que je dis que ça change énormément d’un film à l’autre. Et c’est ce qui est intéressant avec le montage.
Autre exemple avec Une colonie, où il y a tout un séquençage avec ce qui a trait à l’approche du corps, avec des plans très courts (il acquiesce) et des transitions où tout est très fluide, au plus proche de la vie. J’ai d’ailleurs eu l’impression d’un rapport entre la manière de monter le film et la cosmicité autochtone, ne serait-ce que par rapport à cette prescience du vivant… Alors est-ce quelque chose qui te nourrit personnellement et dans laquelle tu te reconnaîtrais ? Parce que dans tes films, on a souvent l’impression de microcosmes où tout est lié...
Oui, mais pour le rapport aux autochtones, je trouve que le film met surtout le doigt sur un problème social très fort ici, c’est à dire la proximité et en même temps, l’inconnu. De cohabiter sans se connaître et c’est un peu ça l’approche du film et ça en dit long sur la situation. Ça a tendance à changer en ce moment, pas très vite, mais on sent que les choses bougent. Il y a une mouvance, un discours, un dialogue qui commence à s’établir mais c’est long ! C’est à construire tous les jours et beaucoup de cinéastes s’intéressent à cette question là, entre autres à cause d’un programme qui s’appelle le Wapikoni mobile mis sur pieds par Manon Barbeau et dont l’idée était d’amener caméras et stations de montage dans des zones autochtones pour leur donner la parole et les entendre. Arrivés là, des gens étaient là pour les aider et une rencontre se faisait entre blancs et autochtones. Beaucoup d‘anciens moniteurs de ces ateliers en sont revenus après avoir vécu des choses et avec l’envie d’en parler. Je pense à Chloé Leriche ou à Sarah Fortin qui sort un film bientôt (Nouveau-Québec, 2022) et qui parle de ce malaise et de cette envie de rencontre. Ce qui fait que la prise de conscience de ces dernières années est plus forte que par le passé et surtout une parole arrive à se faire entendre sur cette situation et il y a l’envie de dialoguer.
Mais dans ton rapport au monde, je trouve qu’il y a chez toi aussi quelque chose de contemplatif. Il y a beaucoup de réseaux et de choses qui se répondent d’un film à l’autre, notamment dans les structures narratives (il acquiesce). Il me semble que ça a à voir avec le rapport au vivant…
Il est vrai que les films que j’ai cités plus haut ne sont pas mus par une construction dramatique ou une histoire super claire. Il y a un côté collage. Le côté impressionniste du cinéma m’intéresse aussi. Ça commence à changer car je travaille mon scénario un peu différemment mais c’est au départ ce qui m’a amené au cinéma : l’image, le son, les impressions que ça laisse. Suggérer ou pointer du doigt des choses, les mettre en relief mais sans nécessairement avancer une opinion. Juste en mettant en lumière des personnages, des situations, des objets et il y en a beaucoup dans mes films !
J’ai remarqué qu’il y avait des motifs flottants (rire). Est-ce que ça va aussi avec ces états transformatifs que tu as l’air d’apprécier ? Il y a la méduse, le géant gonflable, le lit à eau et autres détails de ce type là… Notamment dans Tu dors Nicole…
il y en a plein ! Je pense que je suis bien sûr intéressé par notre rapport à l’autre. L’idée de cohabitation était au cœur de Continental, mais sans vraiment se connaître ou se croiser. Et aussi le rapport aux objets, au matériel qui est assez présent. Je ne sais pas pourquoi mais j’aime cette idée que les objets ont peut-être plus de personnalité qu’on ne le pense. On finit par développer une intimité et une connaissance des objets qu’on utilise. On connaît leurs faiblesses, on sait comment les utiliser pour qu’ils fonctionnent et puis quand quelqu’un d’autre veut les utiliser, lui n’y arrive pas. Par exemple, quand quelqu’un vient chez toi et essaie d’utiliser la machine à café « Non, non ! Il faut que tu fasses ça et puis que tu pèses un peu là-dessus et là, ça va fonctionner ». Ce n’est pas sensé être le cas mais on développe une espèce de lien bizarre avec l’objet et ça, ça m’intéresse.
En terrains connus - Micro_scope
Dans En terrains connus particulièrement, il y a le conflit avec la mécanique qui est un des ressorts du film (il acquiesce). Déjà, il y a beaucoup de plans d’usines, avec la séquence initiale, mais aussi lorsque l’homme du futur arrive, il y a la présence de ce petit tractopelle garé devant et qui ne marche plus. Les machines sont comme à l’abandon, un peu grippées. Envisages-tu un futur qui ne serait pas nécessairement au service de la machine mais au contraire plus tourné vers l’humain ?
Dans mes films ou dans la vie ? (rire)
Dans les deux !
Le matériel fait partie de nos vies. Nous sommes entourés d’objets. On passe nos journées sur nos téléphones. Bref, on est tout le temps en lien avec les objets et je trouve qu’il y a quelque chose de comique là-dedans. Quand je fais un film, je m’arrange toujours pour qu’il soit désuet au moment où on le finit, c’est à dire que le choix des objets qui apparaissent dans le film date déjà d’une autre époque. Il y a toujours un décalage entre l’année où je fais mes films et les objets qui s’y retrouvent et j’essaie plutôt de le traiter, non comme une sorte de nostalgie mais plutôt comme un genre de non-lieu, un non-temps. C’était ça l’idée pour Nicole. On ne savait pas en quelle année ça se passait. Ce n’est ni un film d’époque, ni un film qui se veut d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs comme ça que j’essaie d’approcher tous mes films, d’éviter de mentionner en quelle année ça se passe ou dans quelle ville. J’aime l’idée de non-lieu et de non-époque.
Ce qui nous emmène justement vers ces lieux du quotidien. Dans Continental, tu disais que les personnages évoluaient dans des bulles différentes qui communiquaient finalement très peu, un peu à la manière de personnages de bandes-dessinées - dont tu rappelais l’influence au début de cet entretien, chaque personnage dans sa case. On a aussi la sensation d’une pression, ce qui viendrait à la fois du travail sur le son mais aussi de la manière de raccorder les séquences les unes avec les autres. Autant dans Continental que dans En terrains connus, on a ce sentiment que la bulle pourrait éclater. Serait-ce une sorte de vide philosophique qui ferait que l’harmonie avec ces objets et notre environnement est impossible et que ce quotidien nous empêche de communiquer ?
(il hésite) On pourrait en parler longtemps… Je ne sais pas si mes films sont des commentaires ou des observations et jusqu’à quel point. Plutôt des observations. Car qui suis-je pour avoir une opinion plus intéressante que la personne d’à côté ? J’ai l’impression que ce que je recherche dans le cinéma des autres, c’est une vision du monde à travers les yeux d’une autre personne. C’est aussi ce que j’essaie de faire, sans la forcer. Je pense qu’elle vient assez naturellement. Ce sont des choses que je remarque, que je note ou souligne. Pour ce qui est de la communication, je ne pense pas que ça aille en s’améliorant dans le sens où le rapport à l’autre est un peu tordu. En ce moment, sur les réseaux sociaux, il y a du laisser-aller. Je ne sais pas où tout ça va nous mener. En fait, je n’aimerais pas être adolescent aujourd’hui ! Je suis content de l’avoir vécue avant tout ça. Je n’aimerais pas non plus être un parent d’adolescent. (rire) Je n’aimerais pas entrer dans la vie à travers ce filtre et ce prisme là que je trouve un peu tordu, qui est beaucoup dans le regard de l’autre, ce qui me paraît un peu dangereux. Le paraître, ce que les autres pensent, ce qu’ils disent…
Tu dors Nicole ©Sara-Mishara
À un moment, il y a un personnage qui dit « tu peux pas être bien dans ta tête si t’es pas bien dessus ». Il s’agissait ici d’une question de coiffure...
Ah bon ? (rire) Ah oui c’est dans Continental, je ne m’en souvenais plus car je ne revois pas mes films. Ça fait 16 ou 17 ans que je ne l’ai pas vu...
En même temps, c’est une réflexion pleine de bon sens. D’autre part, c’est aussi une phrase dérisoire mais qui définit un peu le film, l’idée d’accorder l’esprit à la matière, le champ au hors champ, la parole au non dit...
Concernant le champ et le hors champ, j’ai réalisé après trois films qu’un des thèmes qui revient souvent dans mes films, c’est ce sentiment que les gens autour de nous ont toujours plus de plaisir que nous ! Je pourrais te donner plein d’exemples. Dans Continental, il y en quelques uns : le personnage du vendeur d’assurances qui écoute les gens baiser à côté ou l’autre qui a des parties à l’étage au dessus. Dans En terrains connus, c’est le frère et la sœur qui regardent le feu d’artifices de la fête qui a lieu de l’autre côté du lac. Les gens extérieurs à mes personnages principaux ont toujours beaucoup de plaisir quand eux ont l’air de s’emmerder. Donc si on rebondit sur la thématique des réseaux sociaux, quand tu regardes les photos des gens, tu as l’impression que tout le monde a le meilleur moment de sa vie alors que toi tu manges une soupe froide chez toi (rires). Bon, il faudrait faire ma psychanalyse parce que je ne sais pas pourquoi ces thèmes reviennent… Ce sont des choses qui sont venues naturellement à travers mes trois films. D’ailleurs, il y a aussi cela dans celui que je suis en train de monter en ce moment.
Parfois, il y a des questions essentielles énoncées de manière presque impromptue, comme celle de Chantal dans la scène avec Réal Bossé dans le hall de l’hôtel : « Combien ça vaut une personne ? » Une question métaphysique à laquelle l’assureur ne peut pas échapper…
Non ! J’attendais la question, mais c’est plus un commentaire...
En entrevue, Réal Bossé parlait de solitudes réflexives alors que moi je voyais plutôt tes films, surtout grâce au travail sur le son, comme des caisses de résonance. Les voix, les bruits du monde se mêlent… En général, est-ce que tu vois d’abord les images ou est-ce que tu entends les sons en premier ?
Les deux sont là. Mes scénarios sont très sonores et il y a énormément de notes sonores dans mes films. Je ne sais pas ce qui vient en premier, mais certainement pas l’histoire ! Elle, elle arrive en dernier, et la thématique aussi. Ce qui m’allume au départ, c’est souvent une scène, une idée, une image ou une situation. Après, quelque chose se construit et c’est seulement après une première version que je prends un peu de recul et que je vois de quoi ça parle. Mais je ne pars jamais en me disant : « je vais faire un film qui parle de ci ou de ça ». Les thématiques viennent plus tard et on dirait que c’est de l’ordre de l’inconscient. C’est à dire que si tu pars avec une thématique en tête, il y a comme un effet d’entonnoir dans le fait de vouloir en gaver ton film, alors que si tu y vas instinctivement, ton inconscient parle de lui-même. À un moment donné, tu te rends compte que tu as besoin de parler de ces choses là. Mais ça ne vient pas avant la fin de la première version du scénario et même des fois plus tard que ça. Je peux même partir assez loin sans savoir de quoi parle le film.
Continental, un film sans fusil - Micro_scope
J’ai l’impression que tes films sont à contre-courant du flux d’images qui nous entoure, que tu évolues dans un autre rythme et un autre espace et que ce décalage redonne au spectateur une fonction actrice. J’imagine que dans tes rencontres avec les spectateurs, on a du te parler de toutes les interprétations possibles de tes films…
Oui, bien sûr et je trouve que même si on ne parle pas trop de ma musique ici, il y a aussi ça dans mes textes et ce n’est pas possible d’expliquer de quoi il s’agit. Je trouve les explications des gens plus intéressantes que les miennes parce qu’elles leur appartiennent. C’est quelque chose de personnel alors si les gens voient quelque chose que moi je n’ai pas vu dans mon film, je trouverais décevant de leur dire que ce n’est pas ça que je voulais dire, alors que si le film a eu un effet ou plutôt une résonance qui n’était pas dans l’intention de départ, et même chose pour les chansons, je trouve ça plus intéressant que cela reste comme ça, plutôt que de savoir ce que j’ai vraiment voulu dire au détail près.
Te souviens-tu quelles étaient vos inspirations visuelles avec André-Line Beauparlant pour Continental ? Il y a déjà tout un travail sur le 16 mm, sur les tons. Y a-t-il par exemple des références picturales ? J’ai parfois pensé à des peintures de Hopper…
Je me souviens que pour les trois premiers films, on avait beaucoup travaillé avec André-Line Beauparlant qui est conceptrice visuelle et avec Sarah Mishara à la direction photo sur des livres de photo, plus qu’avec des films. Donc plutôt avec des références fixes. C’était aussi plus simple à l’époque, il y a quinze ans quand même, dans la mesure où c’était moins évident de trouver des références de films qu’aujourd’hui. Je ne me souviens plus de qui exactement on s’est inspirés mais il y avait évidemment cette idée de regard sur la banlieue dont je suis issu. Pour ce film là, on m’a beaucoup accusé de l’avoir traitée de façon un peu triste. Aussi pour Tu dors Nicole, on a essayé de faire une banlieue plus lumineuse, même si elle est en noir et blanc. De faire un été et une banlieue joyeuse, vivante, avec des arbres alors que dans Continental, c’était la morosité et la ressemblance des buildings. On a tourné à l’automne et on a tout fait pour que ce soit un peu moribond. Je me demande même si je ne suis peut-être pas allé trop loin...
Toujours par rapport à ces inspirations picturales, j’ai été frappé par le fait qu’il y a toujours chez toi des éléments de couleur, des rimes visuelles qui reviennent, avec le plus souvent du rouge mais généralement avec des couleurs primaires (je remarque à ce moment là deux post-it jaunes au-dessus de sa tête, un peu comme dans les cadrages de ses films et il éclate de rire). J’imagine que dans tes films, c’est quelque chose que tu as pensé, tous ces détails comme le fanion au dessus du fauteuil roulant…
Oui, tout est pensé, réfléchi, mais pas seulement par moi. Je considère que mon travail, c’est d‘établir les intentions aussi clairement que possible et après ça, de trouver les meilleurs collaborateurs, et surtout dans mon cas, les collaboratrices et de m’assurer que quand la pré-production commence, on s’en va bien faire le même film. À un moment donné, les dossiers s’accélèrent et on perd un peu le fil. Il faut donc qu’au départ tout ait été posé de façon super claire, comme le fait d’avoir des références et de se monter un espèce de Scrapbook avec tout ce que l’on aime. À un moment donné, c’est très bizarre comment ça se passe : on lit le scénario, on en discute. On va commencer à regarder des livres de photo. On met des post-its à ce qu’on aime ou à ce qui nous fait penser au film. Et puis quand cet exercice là est fini et que tu te mets à regarder les photos, tu te rends compte qu’il y a une unité et une direction. En fait, ça devient naturel. Il se fait plus clair que certaines choses n’appartiennent pas au film, ces couleurs là ou cette façon de filmer, quand au contraire ces autres choses nous y font penser : ce téléviseur, tel genre de couvre-lit, de sofa, d’éclairage ou d’abat-jour. L’univers se construit tranquillement. Avec André-Line, on passe beaucoup de temps ensemble et on y accorde de l’importance. Je lui parle déjà du film longtemps avant d’avoir fini de l’écrire. Dès que j’ai l’idée et que je commence à travailler sur quelque chose, je commence à leur en parler. Je sème ce quelque chose, même si on ne le fait que dans cinq ans ou même si on ne pourra pas le faire. On passe ensuite énormément de temps avant la pré-production à discuter du film, des moments précieux où on prépare le terrain parce qu’on sait qu’à un moment donné ça va partir et alors ça va être la course jusqu’au tournage, puis ensuite pendant le tournage. On va se perdre un peu de vue et c’est donc important qu’on ait posé des fondations et que les intentions soient claires.
Continental, un film sans fusil - Micro_scope
Il y a aussi quelque chose d’architectural avec de nombreux jeux d’échelle où l’homme devient minuscule par rapport à l’environnement urbain. Il y a alors une solitude face à tant de grandeur alors que dans l’environnement commun et intérieur il y a plus souvent un sentiment de promiscuité.
Je suis intéressé par le rapport aux lieux qu’on habite et j’aime beaucoup des photographes comme Lynne Cohen. Je me souviens que pour Continental, ça avait été une référence. Juste des lieux. Je ne sais pas ce qu’elle faisait comme métier, si elle se contentait de frapper aux portes pour entrer. Ce sont des photos de lieux magnifiques, il n’y a pas d’humains. Ça, le passage ou la trace de l’humain, les choix qu’il a fait pour décorer ou habiter l’espace, ça m’intéresse beaucoup. Quel espace décide-t-on de se donner, notamment au travail où on va passer les heures les plus longues de notre journée ? Des fois, je passe dans des lieux et je regarde les gens au travail et je ne peux pas croire que ça va être leur lieu de travail pendant vingt ans ! Des fois, il n’y a pas beaucoup d’amour dans le choix des matières, de l’univers sonore, de tout ça… Pour plein de raisons économiques, de goût, de sensibilité. Force est de constater que parfois on oublie de se gâter en termes de lieu de travail.
Ici, c’est le découpage même du scénario en quasi vignettes, assemblage précis de saynètes qui frappe plus que le montage en lui-même. Avais-tu laissé une marge de proposition à Sophie Leblond ?
Oui, bien sûr. C’était encore plus vrai à l’époque de Continental que maintenant parce qu’à cette époque je n’avais monté aucun long-métrage. J’en ai monté quelques uns depuis. Comme j’avais moins d’expérience, j’ai beaucoup appris d’elle en la regardant travailler. J’ai vu comment faire. Quand j’écris le scénario, j’ai l’idée d’un truc que j’imagine. Mais l’intérêt de travailler avec quelqu’un, c’est d’être deux à réfléchir et à rêver ces affaires là, de bénéficier des bonnes idées de quelqu’un d’autre. Mon idée à moi, elle, elle ne bouge pas, donc si on n’arrive pas à trouver mieux, elle existe encore. C’est ça le fun de travailler avec d’autres gens ! On leur explique bien les intentions au départ pour qu’ils sautent dans le bateau et qu’on bonifie le tout ensemble Car ce qu’on veut, c’est qu’au final le film soit meilleur que ce que j’avais imaginé tout seul. En tant que réalisateur, c’est à ça que j’aspire, sinon il n’y aurait aucun intérêt à travailler avec d’autres personnes, s’ils ne peuvent pas amener l’idée plus loin… Je viens de finir de tourner il y a un peu plus d’un mois, juste avant Noël. Encore une fois, ça faisait huit ans que je n’avais pas tourné et la plus belle chose, c’est de m’asseoir dans un coin et de regarder les gens travailler. Il y a tellement de départements et les gens sont tellement bons dans ce qu’ils font. Ils connaissent tellement leur affaire… Je suis émerveillé par ce ballet là où tout le monde fait son truc. Et à la fin, ça donne « Action ! » et tout est en place ! Les accessoires, les costumes, les coiffeurs, les acteurs… C’est pour moi un moment privilégié du tournage, l’accomplissement de quelque chose. De voir tout cela s’orchestrer devant moi, c’est vraiment quelque chose de particulier et de spécial !
Alors justement, est-ce qu’il y a encore à ce moment là la place, pas pour des fausses notes mais pour de l’imprévu et de l’improvisation malgré cette grosse préparation, pour une réécriture... ?
Il n’y a pas d’improvisation dans mes films mais bien sûr qu’il y a des suggestions de part et d’autre jusqu’à la toute fin. Au montage, il y a de la réécriture, avec de meilleures idées. Des fausses notes, moi j’en fais beaucoup en tant que réalisateur. Des choses que je m’imagine et puis finalement je le fais, je le vois et je me dis «Woops, ça ne fonctionne pas, j’aurais du accélérer le timing… » Je ne te dis pas le nombre de regrets ! Tourner un film, c’est un gros pourcentage de regrets chaque jour. Dès qu’on décide que le plan est fini et qu’on bouge tout, la machine à regrets se met en branle… Mais il est trop tard, la tribu est déjà en train de se déplacer vers le prochain plan ! Mes journées, ce n’est que ça : des doutes. Des fois, on passe tellement de temps à essayer d’atteindre quelque chose de très précis, qu’on en oublie qu’il y avait d’autres possibilités juste à côté mais qu’on a passé trop de temps là-dessus, donc on n’a plus le temps et il faut passer à autre chose… Pourtant, si on avait juste pris cinq minutes ! Avec un peu de recul, tu regardes et tu te dis « Et si au lieu de faire ça, on faisait plutôt ça... ». Mais j’imagine que ça fait partie de mon travail. C’est de l’apprentissage. Je viens juste de finir mon quatrième film et j’ai quarante cinq ans. Je serais un mauvais plombier si je devais changer les tuyaux. D’ailleurs, j’en ai changé quatre en vingt ans de carrière ! (rires)
Continental, un film sans fusil - Micro_scope
Heureusement, je crois qu’André-Line s’y entend bien depuis Le problème d’infiltration… (rire) Chez toi, le son, c’est d’abord la gestion du silence, qui devient un personnage, la maîtresse d’un soir de Réal Bossé, l’interlocuteur de Chantal qui n’existe pas, l’absence de réponse à la disparition, de goût aux beignets… Il s’agit à la fois des silences du son et des trous de la narration.
Le fait que pour Continental, il s’agisse de quatre solitudes en parallèle crée un peu moins de dialogue. Donc ce qui était intéressant d’explorer ici, c’est à quoi ressemble le silence car le vrai silence n’existe pas vraiment dans les lieux qu’on habite. En ce moment même, si j’arrête de parler (silence), j’entends les voitures dehors, la ventilation… Voilà ce qu’on voulait explorer avec Continental, les bruits qui prennent de l’ampleur quand on arrête de parler. Dans une cuisine, le frigo prend beaucoup plus de place quand personne ne parle. Les univers qu’on habite étaient donc au cœur de la conception sonore de Continental dès l’écriture. Je savais que ça allait être d’une certaine façon un film sensoriel… et un exercice de patience aussi pour le spectateur (éclate de rire). Je pense – et c’est le recul qui, parle - que quand on fait un premier film, on veut s’imposer avec quelque chose d’un peu marqué. J’ai peut-être plus poussé les choses que je ne le ferai maintenant car je sentais que j’avais besoin de prouver quelque chose. Cette chose là se manifeste par étirer des choses ou tester la patience du spectateur. Je ne remets pas en question le film, mais je le referais différemment aujourd’hui. Comme tout ce qu’on fait de toutes façons...
Autant le premier paraissait vissé à la terre par une horizontalité, autant dans En terrains connus on a l’impression qu’elle est contrebalancée un désir constant d’élévation, par un appel du vertical (plante verte, géant gonflable…), un souffle d’air surréaliste, même avec ce frère un peu végétal ou plutôt végétatif. C’est la vieille dialectique passé-terre, futur-espace…
Il y avait après Continental, l’idée de suivre moins de personnages, d’avoir une trame narrative un peu plus marquée. Et puis cette idée de relation frère-sœur. Le destin, l’idée de la famille qu’on ne choisit pas mais qui nous est offerte. Je pense que l’idée de l’homme du futur, celui qui arrive de six mois dans le futur est une des idées qui est arrivée assez tôt, ça a même été un des déclencheurs du film. De même, la scène de la moto-neige noyée et du père obligé d’y aller, venait d’une histoire qu’on m’avait racontée ; à un moment donné, il y a quelques idées qu’on a envie de filmer, de mettre en scène tranquillement, en les juxtaposant avec d’autres scènes et quelque chose se construit de façon très organique.
Ici, tout semble se réunir dans la dernière partie avec le motif de la route. Les bulles se fondent dans deux trajets un peu parallèles…
Oui et puis au début la construction du scénario était différente. On passait comme vingt minutes avec Benoît, si ma mémoire est bonne. Ou alors avec Fanny ? En tout cas avec un des deux personnages qu’on suivait pendant quinze minutes avant de s’intéresser à l’autre pour quinze minutes, pour finir sur le jumelage. Et puis au montage, on s’est rendus compte que ça ne tenait pas la route très longtemps. D’ailleurs, on avait aussi essayé ça pour Continental de rester longtemps avec l’un d’entre eux. On s’entête comme ça à vouloir faire quelque chose, puis finalement on échoue deux fois, donc après l’idée change (rire). Pour En terrains connus, je me souviens que lorsqu’on arrivait au deuxième personnage, on retrouvait finalement le premier au bout de vingt-cinq ou trente minutes de film sauf qu’on ne se souvenait plus trop ce que le premier personnage avait vécu, d’où un certain détachement. On s’est donc mis à mêler les histoires plus vite que prévu.
Et qu’est ce qui explique la différence, un changement d’état d’esprit ou juste l’envie d’une narration différente ou encore une prise en compte de certaines critiques de Continental ? Notamment celle de Raphaël Ouellet à propos du regard posé sur les personnages et avec lequel je n’étais pas tellement d’accord. Ici, la caméra est placée différemment…
Dans Continental, l’idée était celle d’une presque caméra de surveillance, pas de la mettre en hauteur, mais d’être un peu absents. Une caméra qui ne bouge pas mais observe, qui laisse le spectateur dans l’intimité des gens, donc le fait se retrouver en position de voyeur. Dans En terrains connus, la structure narrative, les personnages et l’histoire appelaient autre chose. Reste que j’essaie toujours de faire quelque chose d’assez dépouillé. Ma caméra reste fixe à quelques exceptions près. Je dis toujours en blaguant que ma première inspiration, c’est Charlie Brown. Les gens marchent de gauche à droite et point. (rire) On revient à la 2D de la BD. Les gens ne marchent pas beaucoup vers la caméra, ils se promènent comme ça dans le cadre… Je ne sais pas vraiment d’où ça vient. Quoi que dans ce film là, j’ai réussi à casser quelques tocs. Mais des fois, on me propose des choses et je suis un peu décontenancé.
En terrains connus - Micro_scope
Pour quoi ce choix du chapitrage sous forme d’accidents dans En terrains connus et à quel moment est venue cette idée ?
Au scénario mais justement là, l’accident n°1 concernait le premier personnage, l’accident n°2 le deuxième personnage et l’accident n°3, l’histoire des deux ensemble. On a ensuite changé la structure mais j’ai fini par garder les chapitres, je ne sais plus pourquoi, par coquetterie sans doute. Au départ, ça devait être un road trip entre le frère et la sœur mais en l’écrivant j’avais trouvé difficile cette idée de stations. Il n’y avait pas tant d’endroits en définitive où j’avais envie qu’ils s’arrêtent et ils sont donc arrivés au chalet plus vite que je ne le pensais.
Par rapport au cadrage, j’ai remarqué que le personnage de Thomas est souvent « sous l’eau », enfin sous la ligne d’horizon…
Je ne m’en souviens pas mais dès qu’on travaille en plan fixe, la composition devient de la photo et on accorde un soin particulier à ça. Ceci dit, je pensais aussi ça pour les gens qui tournent constamment à l’épaule ! Composer l’image est simplement un des plaisirs du cinéma. Des fois on réussit, d’autres pas ou on essaie des choses et ce n’était pas une bonne idée...
Dans Tu dors Nicole, tout va s’accorder à l’état somnambulique de l’héroïne. Tout le quotidien paraît filtré, impression qui découle de tout ce travail de conception visuelle, de photographie, de design sonore… Tu parlais, je ne sais plus où, de « beauté du rien »…
(éclate de rire) J’ai dit ça moi ? On est partis de l’idée de l’été, de la nuit d’été. Le noir est blanc est venu quand même assez tard pendant la production. C’est une idée de Sarah Mishara. Au départ, j’avais imaginé le film en couleur. Quand on s’est mis à faire de la recherche de photos références, ce qui revenait souvent, c’étaient des photos noir et blanc entre autres celles de Robert Adams qui avait photographié beaucoup de banlieues la nuit en noir et blanc. Beaucoup de trucs de motifs, d’ombres, de lumière-obscurité… Il y avait quelque chose d’intéressant là dedans. Même de jour, les motifs des rideaux, les lignes sur les vêtements… Alors toute la recherche visuelle est devenue un nouveau jeu assez intéressant auquel on n’avait jamais joué puisqu’avant on était plutôt dans les tons, les teintes de couleur. Ici, il y a un gros jeu de motifs dans les décors, les costumes, les lumières… Et cette nouveauté a été très rafraîchissante pour nous. On évitait aussi le problème de la palette de couleurs qui en plein été peut devenir un peu comme une pizza, avec le vert du gazon… Trop de couleurs à un moment donné. Là, ça créait une espèce d’homogénéité pour cet été qui n’a jamais existé, un peu intemporel, qui ressemble aux années 80 mais ne l’est pas non plus. On ne sait donc pas trop en quelle année on est. Je ne voulais pas que ça ait l’air d’un film sur les filles de vingt ans par quelqu’un qui sait de quoi il parle. Non, pas du tout ! Je n’en avais pas la moindre idée. (rire) C’était plutôt une réminiscence de mes propres étés quand j’étais jeune.
Tu disais voir un film plus comme une trajectoire que comme une histoire. Ici, celle de Nicole tourne en rond paresseusement, comme une adolescence qui ne veut pas finir...
Dans beaucoup de mes films, les gens reviennent souvent au point A. Ils vont voir et ils reviennent. En construction scénaristique classique, on attend généralement des grands changements chez les personnages, alors que dans la vie on ne change pas tant que ça ! On essaie mais on ne réussit pas toujours. Mais pour Nicole, ce n’est pas vraiment une trajectoire circulaire, il n’y a pas de grands changements dans sa vie.
Nicole et Véronique dans un champ ©Caroline Hayeur - Tu dors Nicole - Micro_scope
Tu revendiques Jarmusch comme influence. Il y a aussi une sorte de tentation du néant. Comme si tout tournait autour d’un point. Est-ce que tu te rapproches du zen et comme Jarmusch, du cinéma d’Ozu ?
J’ai vu des films d’Ozu mais je ne peux pas dire que je connaisse super bien sa filmographie, mais celle de Jarmusch oui, qui lui a été inspiré par Ozu. Il y a comme un effet domino et on devient tous l’accumulation de ce qu’on a consommé de bon et de pas bon. Même les trucs pas bons nous formatent et nous aident à penser, à choisir ce qui est bien pour nous et ce qui ne l’est pas. Il est difficile de tourner en noir et blanc sans aller revisiter les films de Jarmusch, parce qu’il a fait du noir et blanc spectaculaire. En même temps, son style a quelque chose de relâché, une nonchalance habite ses films et c’est ça qui m’interpelle. Je suis un gros fan de Stranger than paradise.
Donc plus ça que la beauté du rien…
Elle est présente dans mes films, surtout dès qu’on fait des films qui ne reposent pas entièrement sur une histoire et un développement dramatique et des pivots super clairs. Alors là, la beauté du rien n’est pas très loin. L’éloge de la lenteur, de l’observation et du détail. Je suis plus dans ce genre de constructions là ou plutôt je l’ai été. Pour le nouveau, il est trop tôt dans le processus pour que je m’auto-critique. Je me suis rendu compte à la fin qu’il y avait dans ces trois film là une espèce de trilogie non voulue et non annoncée. Quand j’ai eu fini le troisième, j’ai eu le sentiment d’avoir fini le tour de quelque chose. Mais quoi exactement ? La banlieue en trois temps.
Comme pour l’homme du futur, ici le personnage décalé, c’est Martin. De traduire sa trop grande maturité par sa voix, par la prosodie, c’est venu assez tôt ?
C’était clair dès le scénario et c’était probablement un des éléments déclencheurs du film. J’aime cette possibilité là que le cinéma offre de fricoter tout le temps avec le réalisme magique. Pour moi, c’est là que le cinéma prend de l’ampleur, quand il s’égare par là et qu’on utilise le langage du cinéma pour jouer avec le réel. Je ne considère pas du tout faire des films réalistes. C’est vraiment quelque chose qui m’intéresse dans le cinéma.
Cela vient peut-être du décalage temporel et de ce passé pas passé, mais dans Nicole, le conflit avec la technologie se retrouve ici dans des objets plus simples encore : une carte bleue, un anti-vol, un micro-ondes…
Il y a toujours des objets de mon enfance qui se retrouvent dans mes films. Dans Continental, c’était le truc automatique à cravates que mon père avait, le carrousel. Dans Nicole, c’est le jeu avec le chapeau, le jet d’eau que j’avais quand j’étais jeune. Les gens des accessoires ont le beau rôle de retrouver quelque part ces objets là. Même si je ne fais pas des films sur mon enfance, je me rends compte à quel point ça nous forge. Ces choses sont ancrées en nous et ressortent sans qu’on se force, sans faire de films autobiographiques pour autant. C’est qu’inévitablement on parle un peu de ce qu’on connaît.
Rémi et Nicole-discutent sur la patio © Sara Mishara -Tu dors Nicole - Micro_scope
Dans ce motif du jet d’eau au dessus du jardin, il y a une langueur quasi érotique…
Oui, complètement. L’Islande à la fin est venue parce qu’à ce moment je travaillais sur le montage de Inni, une captation live de Sigur Rós. J’ai du aller en Islande avec le réalisateur Vincent Morisset pour leur présenter le montage. On est restés une semaine à Reykjavík. On est allés voir les geysers et j’étais en train de travailler sur Nicole à ce moment là et je me suis dit que ce serait un bon lieu où elle pourrait aboutir. Nicole 2… Donc l’idée du geyser, de cette propulsion, de cette bombe qui n’éclate pas. C’est ça que représente Nicole pour moi. Et à nouveau l’idée que les autres personnages ont plus de plaisir que le personnage principal. Avec les gars, son frère… C’est écœurant.
Mais as tu du fun à voir les gens prendre du plaisir à tes films ?
Ah c’est sûr ! On espère… On ne peut pas s’y attendre ou les forcer mais dans ce style de cinéma là, on espère toujours que les gens vont rigoler un peu. Mais je suis toujours sur cette ligne un peu mince. Je me souviens que pour la première de Continental à Toronto, il y a des gens qui étaient sortis en pleurant quand d’autres riaient à s’en taper sur les cuisses. Les gens avaient clairement vu deux films dans la même salle ! (rire) Ça joue donc sur une ligne qui n’est pas claire. Ce n’est pas annoncé si clairement que c’est drôle. Je n’ai pas si souvent vu mes films en public mais quelque fois, il suffit de quelques agents incitateurs dans la salle qui se mettent à rire fort et là les gens comprennent qu’il y a de l’humour, du décalage. Je dis toujours aux acteurs qu’on n’a pas besoin de jouer la blague. Si la situation est drôle, ça va être drôle. On n’est pas obligés de l’appuyer ! Des fois ça fonctionne et parfois pas, il y a des choses qui ne font rire que moi, d’autres que je ne pensais pas l’être et finalement qui le sont.
Il est vrai que tes comédiens jouent souvent en mode mineur, presque toujours sur la retenue…
Oui, en effet. C’est ça l’approche. Il s’agit plus d’un comique de situation que gestuel.
Une des plus belles réussites du film est sa création musicale, autant live que extra-diégétique. Ici, tu as déjà créé un décalage en faisant jouer de la guitare à Marc-André Grondin qui lui est batteur de formation. (Il acquiesce) Dans quel ordre la musique s’est-elle invitée dans le film ou a-t-elle influencé l’écriture ?
Ce n’est pas moi qui l’ait composée. J’ai demandé à un gars que je connaissais qui avait joué dans plusieurs groupes, Rémy Nadeau-Aubin. Il a notamment composé la musique que joue le groupe dans le film. Je suis moi-même guitariste mais je ne suis pas aussi bon que lui. De plus, la musique que je joue ne correspond pas au son que je voulais dans ce film. Il a donc commencé à composer dès qu’on a eu l’argent pour faire le film. Il a composé beaucoup de choses et ensuite on a fait un tri en commençant à placer chaque chanson au bon endroit. Parallèlement à ça, je venais de découvrir un groupe Montréalais qui s’appelait Organ mood piloté par Christophe Lamarche-Ledoux que je connaissais un petit peu, mais qui est ensuite devenu un bon ami. Nous avons d’ailleurs un projet musical commun, en plus de la bande originale de mon prochain film. J’ai donc utilisé au montage des morceaux existants d’Organ mood, puis je lui ai demandé de composer quelques autres pour compléter la trame sonore du film. Il y a donc eu deux compositeurs, avec des tâches très différentes. Jusqu’à ce film-ci, j’avais réussi à éviter le problème de la composition. Pour En terrains connus, j’avais acheté des musiques qui existaient déjà, celles d’un groupe suédois (Sagor & swing). Dans Continental, il n’y en avait presque pas. J’en ai composé un peu moi-même au Walliser, un clavier électronique. On dirait que ça m’a toujours fait peur d’engager des compositeurs parce que j’ai tellement peur de ne pas aimer leurs propositions... Ils travaillent dur et arrivent avec leurs compositions et bien souvent, moi j’ai commencé le film avec une certaine musique en tête et je trouve alors difficile de remplacer certains morceaux. Mais dans le cas de Nicole, les compositeurs ont commencé très tôt à travailler dessus. Pour la première fois, ça a été un travail de composition du début à la fin.
Rémi avec sa guitare © Sara Mishara - Tu dors Nicole - Micro_scope
Tu as parlé de trilogie mais y a-t-il quand même des liens entre tes précédents films et le nouveau ?
Oui, bien sûr. Au tournage, on met en place la caméra pour faire une scène...On se regarde alors avec Sarah Mishara et on rigole parce qu’on est en train de refaire la même scène mais avec un autre texte et d’autres personnages, sauf que le cadrage et la situation restent les mêmes ! Il y a toujours des thèmes qui reviennent, un style qu’on essaie de travailler et d’amener plus loin. J’essaie aussi d’intégrer des nouvelles choses à ce que je fais, d’être moins rigide par rapport à mes choix. Mais c’est toujours une question de temps : on dirait qu’on en manque toujours pour pouvoir aller au bout. Je pense que le film est différent, mais pas au point de dérouter les gens. Ils vont s’y retrouver ! Il y a une continuité bien malgré moi. Je ne peux pas être quelqu’un d’autre malheureusement.
Dans le scénario de Viking, l’idée d’univers parallèles et d’expériences virtuelles devient plus concret encore… Pourrais-tu nous en parler ainsi que du scénario ?
Le synopsis explique bien ce qu’est le film. En même temps, je suis fidèle à moi-même : la technologie y est très minimaliste et tout cela reste très analogue. C’est de la Science-Fiction, mais à petit déploiement. Mais l’hommage aux films de SF qui ont baigné mon enfance et m’ont beaucoup inspiré est ici plus assumé. On dépasse le réalisme magique pour le high concept.
Mais alors quels sont ces films si inspirants ?
Dans ce film-ci, je songe à 2001, parce que c’est mon film préféré, même si je n’arriverai jamais à faire un autre 2001 dans ma vie. C’est un des rares films que je revois au moins une fois par an. Et puis, il y a comme une boutade par rapport à ce que je fais et du fait de ne pas en avoir les moyens. Je suis loin de ce que Kubrick avait (rire) et je n’aurai probablement jamais ces moyens là. Donc au lieu de prétendre que je les ai, j’aime jouer avec l’idée que je ne les ai pas. Souvent les gens essaient de faire un gros film de Science-fiction sans avoir les moyens de leurs ambitions et ça se voit ! Ici je m’amuse avec ça, jusque dans l’histoire. Ce sentiment est au cœur de la thématique du film. C’est plutôt un film sur les équipes bis, les numéros deux. (rire)
Il y a un petit côté Big brother dans l’idée de régler les relations interpersonnelles à distance…
Complètement ! Je l’ai pitché comme un genre de Big Brother dans l’espace. Mais sur Terre... (long fou rire)
Tournage de Viking © Laurence Grandbois-Bernard - Micro_scope
(Perplexe) As-tu cherché des crédits américains ?
Je m’amuse avec ce cinéma américain, avec ses codes. Avec ce qu’est le cinéma québécois par rapport à ce cinéma là. En étant juste à côté, nous sommes envahis par leur cinéma.
Une des grandes nouveautés, c’est que tu as coécrit le scénario…
Oui !
Comment s’est déroulé le travail d’écriture avec un scénariste de comédie comme Eric Boulianne (Prank…) et combien de temps y avez-vous passé ?
Ça a été une expérience extraordinaire… Ça a changé ma vie et je me demande pourquoi je n’ai pas fait ça plus tôt ! J’avais déjà écrit une première version du scénario, mais j’étais bloqué. Eric est monté dans le véhicule avec moi et on a terminé ça à deux. Il a tellement amené au film ! En effet, Eric est plus structuré et plus fort que moi dans les constructions dramatiques plus classiques. Moi je continuais à être un peu dans l’errance et dans l’instinct, dans la poésie… On dirait que le mélange des deux crée un hybride qui n’est pas un compromis mais au contraire un bonus et une nouveauté dans mon travail. Je me rends compte qu’il est plus facile de diriger les gens quand le travail à faire est plus clair. L’évolution est plus claire. L’avantage d’avoir un co-scénariste, c’est aussi d’avoir quelqu’un avec qui tu peux rebondir 24-7 littéralement. Avoir une version et son retour le soir même ou le lendemain matin. Et quand tu manques de souffle, tu peux le passer à l’autre qui brasse un peu les cartes et te le redonne, ce qui crée d’autres idées… Tout cela fait que le travail s’est accompli alors que depuis cinq ans où je travaillais sur le film, je n’y arrivais plus. À deux, en quelques mois, on y est arrivés ! Tout cela a été très bénéfique pour moi. Je pense que ça tombait au bon moment pour lui aussi. Mais il faut trouver le bon partenaire, la bonne personne.
Quelles sont les nouveautés esthétiques ou éléments que tu as expérimenté durant ce projet ?
J’ai essayé des choses, découpé un peu différemment. C’est de l’apprentissage. Je ne tourne pas beaucoup, aussi je m’entraîne en le faisant, ce qui n’est pas toujours l’idéal. Je suis comme un joueur de golf s’entraîne pendant le tournoi (rire). C’est clairement mon film le plus ambitieux pour plein de raisons : au niveau des décors et de ce que ça impliquait techniquement...
Il tombe au moment où les conditions de tournages sont compliquées pour tout le monde. Quel décalage a ajouté la situation sanitaire pendant le tournage du film et quelles situations étranges ont pu résulter de ces normes?
En fait, on est tombés dans une courte période de grâce ! On a tourné en novembre et décembre. Ici, ça correspondait au moment où la situation était plus sous contrôle. Tout le monde avait reçu deux doses et tout était plus relax. On a fini le tournage au moment où ça repartait avec la vague Omicron. Le lendemain de la fin du tournage, tout fermait à nouveau. Je dirais que pour moi, à part le fait d’avoir été masqué toute la journée durant le tournage, ça n’a rien changé. C’était le seul inconvénient. Il y avait déjà eu des assouplissements pour les acteurs car ils étaient vaccinés. Si on avait tourné un an auparavant, c’était beaucoup plus contraignant alors que là on ne s’en rendait pas vraiment compte. On faisait attention mais c’est surtout que le scénario avait l’air écrit pour ça, c’était parfait : un huis-clos avec pas trop de monde… Nous avons eu beaucoup de chance et d’ailleurs nous nous le sommes dits plusieurs fois.
Combien de temps te reste-t-il pour la post production ?
On commence à peine, mais j’ai l’impression que le film va être terminé pour juin ou juillet.
Tournage de Viking © Laurence Grandbois-Bernard - Micro_scope
On peut donc espérer qu’il sorte dans un circuit de distribution presque normal. Comment vois-tu les mutations comme le basculement vers le numérique, la fin ou la réduction de la part des salles de cinéma ? Comment le vis-tu et comment imagines-tu le futur ?
Oh boy ! (un temps) Il est sûr que cette pandémie n’a pas aidé la situation. J’ai hâte de voir la suite. Chez nous, les salles viennent de ré-ouvrir le 7 février dernier. Je suis allé voir Licorice pizza et il y avait beaucoup de monde, même si les salles n’ont pas retrouvé leur pleine capacité. Elles sont encore à 50 % donc il y avait beaucoup de monde. Après, une tendance se dessine depuis plusieurs années : on ne parle plus beaucoup de cinéma et on parle beaucoup de séries télé. Voilà ce que les gens consomment ! Ce que je trouve très étrange, c’est que tout le monde se plaint de ne pas avoir de temps mais on va quand même regarder sept saisons de dix fois une heure, 70 heures de télévision mais par contre on aura de la misère à voir 1h40 de film. Mais je comprends le phénomène, c’est construit comme une poche de chips : tu en manges une et tu veux tout de suite l’autre. Je ne sais pas trop mais j’ai l’impression que le cinéma va continuer d’exister mais c’est sûr qu’il y avait quelque chose d’absurde au fait de tourner un film en pleine pandémie quand les salles sont fermées. D’être en train de fabriquer quelque chose qui n’avait aucun lieu de diffusion possible ! Il y avait quelque chose d’un peu absurde dans notre démarche. Une chose qui me rassure, c’est que chaque année amène son lot de bons films. Tant que ça dure, c’est bon signe !
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